Destination : 167 , Métamorphose
Le grand saut
Les hautes herbes sèches sont tièdes sous mes pieds et le soleil commence à me réchauffer. Je m'étire, je respire à pleins poumons l'air pur du matin, je sens l'énergie parcourir mon corps et recharger chaque muscle d'une vitalité impatiente. La vie coule en moi délicieusement, j'ai faim, j'ai soif, la rivière n'est pas loin.
Tout à coup, j'entends un craquement sur ma gauche, mon corps s'immobilise et tous mes sens se tendent en direction du bruit. Le danger est beaucoup trop proche pour que puisse m'enfuir, je m’arque-boute, mes bras se lèvent à hauteur de ma poitrine … un autre craquement plus près encore et mon cœur bat à tout rompre : je suis la proie qui attend l'attaque, prête à subir l'assaut. Aussitôt, la bête énorme sort des fourrés, elle marche vers moi avec détermination mais prudence, elle marque un temps d'hésitation avant l'attaque, je vois ses longs crocs qui me menacent, alors, sans que j'aie eu le temps d'y penser, mes bras se glissent prestement sous mon vêtement d'épaisse fourrure et le jettent par dessus ma tête sur l'animal surpris, aveuglé, qui ne comprend rien et se débat maladroitement.
Je m'enfuis à toutes jambes, nue mais vivante et légère, je m'échappe et je cours longtemps pour m'éloigner, hors de sa portée.
Je m'arrête enfin pour reprendre mon souffle, et la joie de ma victoire m'envahit. Mon cœur est empli de fierté d'avoir vaincu la bête parce que je suis humaine, et que l'intelligence peut triompher de la force aveugle. Je me prends à rêver qu'un jour lointain, les hommes auront appris à se protéger mutuellement des animaux sauvages, du froid et de la faim, qu'ils dormiront sans crainte dans des abris solides... Je m'en suis sortie cette fois, mais ... mais le réveil sonne, je pose mes pieds sur le sol, je prépare et j'avale mon café, une douche tiède, je suis complètement réveillée mais pas encore vraiment revenue de la savane et du fond des temps. Je suis encore imprégnée de cette joie de vivre si intense que je ne connais pas ici, de cet espoir immense, comme un appel vers le futur. C'était plus qu'un rêve : ce bref moment vécu de façon si intense dans la peau d'une femme du paléolithique ! J'ai sauté des dizaines de millénaires en quelques secondes, j'en suis encore abasourdie quand j'arrive dans le métro. Les gens sont comme d'habitude, silencieux et résignés.Je les regarde et j'ai envie de leur crier : « Vous voyez, on y est arrivés ! On vit dans des maisons, on a de quoi manger, on a réussi ! » Ils me prendraient juste pour une folle … Je continue à les regarder, silencieusement, et mon exaltation retombe. Oui, on y est arrivés, mais est-ce vraiment ce que j'espérais, dans ces temps si lointains et si présents encore en moi ? Où est passée cette joie intense qui m'habitait, cette envie de boire la vie jusqu'à plus soif ? Les gens ont des visages figés, sans expression. Ce que nous avons gagné en confort et en sécurité, ne l'avons-nous pas échangé contre la joie de vivre ?
Après ce rêve, je me réjouis à l'idée qu'aujourd'hui, je ne me ferai pas attaquer par une bête sauvage, préoccupation étrangère à la presque totalité de nos contemporains. Désormais, durant le reste de ma vie, j'apprécierai, instant après instant, ma sécurité, mon confort et la présence de tous ces gens autour de moi, tous ces gens qui ne savent pas d'où je viens ni d'où ils viennent.