Destination : 3 , Chambre avec vue...
Ma chute de reins
Je suis appuyée sur la balustrade d'une porte-fenêtre. Une brise odorante me caresse le visage et les épaules. Je découvre éblouie le paysage que le peintre a dû sans relâche contempler. Une oliveraie où le vert-bleuté des feuillages est porté par le sombre torturé des troncs.
Que j'aime ces maisons devenues musées dans laquelle flotte de façon tenace et troublante la présence de l'ancien propriétaire peintre, musicien, écrivain !
Tout à coup j'entends "Mais quelle chute de reins extraordinaire !" et le crépitement d'un appareil photo. Je me retourne outrée avec sur le bout de la langue une remarque acerbe. Je découvre un homme longiligne, élégant portant autour du cou un appareil photographique prestigieux. Il me tend une carte de visite. A ses côtés sourit un autre homme jeune à l'allure sportive.
"Ma chère, il faut absolument que vous acceptiez, je suis en train de préparer un livre de photographies sur les fenêtres et je veux absolument que vous y figuriez, ainsi penchée. Vous allez donner de la sensualité à mes fenêtres ce qui me manquait jusqu'à présent. J'offre deux cent euros la pose."
Je ravale ma remarque venimeuse et tend la main.
Imaginez voici six mois que je suis au chômage ...
Toujours habillée d'une robe de mousseline blanche à pois noirs qui souligne ma taille et tombe mollement autour de mes hanches pour s'évaser autour de mes genoux je me penche à toutes les fenêtres que le photographe a choisies.
Fenêtre d'hôtel de luxe. En bas : ballet des portiers, voitures étrangères confortables, hommes d'affaires aux bagages distingués
Fenêtre d'hôtels discrets à la propreté douteuse, moquette rouge tachée. En bas : chiens crottant, mendiant jouant du violon désaccordé, ménagères obèses s'interpellant d'un trottoir à l'autre
Fenêtre d'une maison de campagne. En bas : banc de bois supportant un arrosoir, plus loin tonnelle recouverte de chèvrefeuille, encore plus loin forêt moutonnant
Fenêtre d'une HLM. En bas : adolescents assis sur des mobylettes fumant, parlant à voix feutrée, gamins improvisant un match de foot, chat tigré guettant sur une maigre pelouse pigeon ou tourterelle.
Fenêtres à croisée aux carreaux colorés d'un château Renaissance, fenêtre ruinée dans un mur éventré d'une maison abandonnée, fenêtre rustique d'une baraque de pêcheur, tant de fenêtres diverses où, docile, je me penche, regarde toutes les vies qui s'offrent et dans mon dos toujours le même tonnerre.
Il en sait plus que moi sur mon dos ce photographe tellement avenant, courtois et généreux que je commence à aimer.
Me retourner enfin, me précipiter vers lui et l'embrasser. Oser faire cela.
Patatras ! A la fin d'une séance de pose son ami et assistant s'approchant de moi me glisse discrètement à l'oreille. "Un conseil d'ami, pas de méprise, il n'aime que les garçons".
J'ai arrêté de me pencher aux fenêtres pour lui, j'avais le coeur si serré.
Je guette la sortie de son album photographique en librairie.
C'est un peu de sa présence que je préserverai dans ma bibliothèque.
FIN