Destination : 247 , Anticipation


Caïn & Abel

[Ce texte est la première partie de celui présenté en D24]



Voilà, ils l’avaient fait. Des années qu’ils en rêvaient… des années qu’ils attendaient le miracle nécessaire à la mise en œuvre de ce projet visant à remettre la Vie sur Terre à son juste équilibre. Ressusciter Neandertal. Et sauver notre planète.



Le projet avait été nommé ABEL. Comme le frère assassiné. Disparu depuis des milliers d’années, laissant le champ libre à la descendance de Caïn. Le résultat n’était pas beau à regarder ! Une Terre souillée, exploitée, sans respect pour elle ni pour les milliards d’êtres vivants qui la peuplaient.



C’est pourquoi une poignée de scientifiques avait imaginé que le destin de l’homme aurait été différent si notre frère humain avait survécu. Lui qui avait vécu plus de 300 000 ans sur notre planète, en harmonie parfaite avec son environnement naturel. Tandis que nous, en à peine le dixième, nous avions tout dévasté… Les objectifs de ce projet étaient doubles :

- L’un, tourné vers l’avenir, posait l’hypothèse que Neandertal pourrait nous aider à mieux comprendre et respecter notre environnement terrestre et donc, à plus ou moins long terme, sauver la planète et l’humanité.

- L’autre, tourné vers le passé, postulait que l’expérience permettrait de répondre enfin à cette éternelle question : pourquoi et comment Neandertal avait-il disparu ?



Nous étions en 2117, la deuxième grande sècheresse s’abattait sur la Planète quand, sous la glace d’une île Norvégienne, le cadavre d’un homme apparut. Vraisemblablement mort de froid suite à une fracture de la hanche droite l’empêchant de se déplacer, son corps était parfaitement congelé depuis plus de 275 000 ans. Les scientifiques purent non seulement extraire une séquence ADN complète et en parfait état de conservation, mais, miracle des miracles, ils découvrirent des spermatozoïdes encore intacts. Après plusieurs tentatives, ils réussirent à les réactiver. Ils n’eurent ensuite aucun mal à intégrer l’ADN néandertalien dans un ovule Sapiens puis de provoquer la fécondation de ce dernier par l’un des spermatozoïdes réveillés en laboratoire. Le docteur Samia Aabdi, qui faisait partie de l’équipe de recherche, proposa spontanément de devenir la première mère porteuse du nouvel homme de Neandertal. Qu’une femme venue du Berceau de l’Humanité incarne cette renaissance était pour tous un symbole formidable !



La grossesse se passa sans difficultés, étroitement encadrée par les plus grands spécialistes qui observaient le développement de l’embryon puis du fœtus, sensiblement identique à celle d’un Sapiens. Afin d’éviter à la mère un accouchement trop difficile (les mensurations de l’enfant étaient hors norme), une césarienne fut pratiquée dès que les premiers signes du travail apparurent.



A ce propos, il est intéressant de rapporter ici une remarque du Dr Samia Aabdi, dont la portée ne put être comprise que quelques mois plus tard. Elle affirma que, tout au long de la grossesse, elle avait eu le sentiment d’entendre une voix qui lui parlait, lui posait des questions mais que tout cela se passait « en dedans ». Elle ajouta même que, au moment de la première contraction, elle avait clairement entendu les mots suivants : « Je viens ». A ce moment-là de l’expérience, le docteur Aabdi avait mis ces incidents sur le compte d’une fragilité nerveuse classique chez une parturiente, qui plus est comme elle soumise à une batterie de tests et une surveillance ininterrompue pendant les 236 jours (correspondants à 8 cycles lunaires de 29,5 jours) que dura sa gestation.



L’enfant naquit paisiblement, les yeux fermés, sans émettre un seul cri lorsqu’il fut extrait de son antre protecteur. A peine ouvrit-il la bouche pour inspirer une grande bouffée d’air puis sa respiration se mit naturellement en place. Les puéricultrices et sages-femmes n’en croyaient pas leurs yeux : il était venu au monde en dormant !



Il avait été décidé dès le départ de le laisser auprès de sa mère, dans les conditions les plus proches possible d’une naissance normale : le nouveau-né devait pouvoir se comporter naturellement pour permettre aux scientifiques d’observer (et si possible, comprendre) son comportement, ses réactions. Pourrait-il s’adapter à notre monde actuel, si différent de celui dans lequel il avait évolué ?



L’expérience faillit tourner court. En effet, l’enfant ne criait pas, ne pleurait pas, ne manifestait aucun des besoins primaires à satisfaire : faim, soif, sommeil. Il ouvrait les yeux, regardait fixement devant lui puis, au bout de quelques minutes, si personne ne s’apercevait de son éveil, il se rendormait. Le Dr Samia Aabdi, très attachée à ce bébé qu’elle considérait comme le sien, décida donc de le garder continuellement contre elle, de façon à pouvoir anticiper les soins à lui apporter. Contre l’avis de ses collègues, elle décida même d’abandonner les biberons et de passer à l’allaitement. Elle savait que cela renforcerait le lien entre elle et lui, mais argumenta que, si le sentiment d’attachement sécure était nécessaire au bon développement d’un bébé Sapiens, il y avait de grandes chances qu’il en soit de même pour un bébé Neandertal. Il s’agissait en effet d’un réflexe de survie archaïque.



Il fallut attendre quelques semaines avant qu’un évènement aussi improbable qu’inenvisageable se produisit. Il semblait à tous que l’enfant, maintenant correctement nourri, se développait plus rapidement que ses frères sapiens. Restait à le démontrer… Ce matin-là, le Dr Samia Aabdi s’était rendue dans la salle de radiothérapie avec l’enfant, pour réaliser quelques clichés de son squelette afin de vérifier la croissance de ses os. Tandis qu’elle effectuait les premiers réglages des machines avec le professeur Mac Glennroy, de l’université européenne de Glasgow, elle entendit une voix qui parlait. Se tournant vers son confrère, elle lui demanda de répéter ce qu’il venait de dire, ce qu’il fut bien en peine de faire car il assura être resté silencieux. Ils se regardaient quand elle entendit de nouveau la voix, cette fois très distinctement : « J’ai faim ». Instinctivement, elle se tourna vers l’enfant. Celui-ci la regardait fixement, les yeux grands ouverts. Une troisième fois, elle entendit les mêmes mots. Abasourdie, elle dégrafa son corsage et présenta son sein au nouveau-né qui s’en empara goulument, sans lâcher sa mère du regard…



- Merci maman.

- Avec plaisir mon tout-petit…

- Miam, c’est bon… Qu’est-ce que vous faîtes, là ?

- Nous… nous allons vérifier que tu grandis comme il faut…

- Ah bon ? Pourquoi ?



Les échanges s’interrompirent brusquement. Le professeur Mac Glennroy demanda à Samia ce qu’il se passait entre elle et l’enfant, pourquoi elle était soudainement si silencieuse. Il fut sidéré par sa réponse. Ils réfléchissaient tous deux à ce qu’il venait de se produire quand l’enfant lâcha brusquement le sein de sa mère, comme pour attirer de nouveau son attention vers lui. Mais aucune voix ne parvint à Samia et le bébé semblait, pour la première fois depuis sa naissance, désemparé et malheureux. Samia interrogea son confrère, lui demandant s’il n’avait pas fait quelque chose ayant pu rompre le lien. Celui-ci répondit négativement, il n’avait fait que stopper les machines, voyant que Samia allaitait l’enfant, pour ne pas propager d’ondes dans la pièce. Ce fut la révélation.



Quelques semaines plus tard, l’équipe scientifique fit paraitre, dans la presse spécialisée, un article faisant état de ses premières découvertes. C’est ainsi que le grand public découvrit que, pour communiquer avec son environnement, Neandertal utilisait une forme de télépathie. Il s’appuyait sur les ondes environnantes pour émettre son message jusqu’à son interlocuteur et capter, en retour, les réponses de ce dernier. Pour cela, il ne se servait pas de son regard comme l’avait d’abord envisagé les chercheurs, mais de son bourrelet frontal, à la manière de la bosse des dauphins. Ce qui longtemps avait été pris pour une caractéristique simiesque et disgracieuse s’avérait être, en réalité, un formidable émetteur-récepteur capable de communiquer avec tous les êtres vivants : espèce humaine, animale, mais aussi, végétale.



Il fut ainsi possible de comprendre comment Neandertal avait pu vivre pendant des milliers d’années dans un environnement naturel sauvage et hostile. Les intentions de ses congénères, les réactions des animaux féroces, la dangerosité des plantes… Il percevait tout en un seul « regard ». Ainsi, la plus grande différence entre Sapiens et Neandertal était établie : si le premier était avant tout un homme sensuel dont l’appréhension de l’environnement se faisait par l’intermédiaire des cinq sens, le second était un homme perceptif qui ajoutait à sa palette un sixième sens, inné et instinctif (au détriment de la communication orale, inexistante et les cordes vocales étaient atrophiées).



Une nouvelle hypothèse quant à la disparition de cette espèce, put aussi être posée. Les scientifiques savaient depuis plus d’un siècle que l’extinction de Neandertal coïncidait avec une inversion du champ magnétique, appelée « l'excursion de Laschamp », survenue il y a 41 000 ans. Il fut désormais possible de comprendre en quoi les deux étaient liés. C’était comme si, soudainement, toutes les voies de communication avaient été coupées pour les Néandertaliens. Non seulement celles qui permettaient de relier les individus entre eux, mais aussi celles qui liaient chacun d’eux à son environnement. Impossible de reconnaitre les plantes comestibles ou médicinales, d’anticiper les réactions des ours ou des lions des cavernes ; impossible de coordonner une chasse, de connaitre la période propice à la fécondité, ni même, pour une mère, de savoir si son enfant à faim ou appelle à l’aide et, surtout, impossible de décrypter les intentions amicales ou hostiles des Autres, c’est à dire nous. Dans ces conditions, comment Neandertal aurait-il pu survivre ?



Cette déclaration fit l’effet d’une bombe. Ainsi, une équipe de scientifique avait très certainement résolu un des plus anciens mystères de notre planète. Le premier objectif de l’étude avait été atteint.

En serait-il de même un jour pour le second ?



myriam