Destination : 278 , A bicyclette
« … Tout autour de la terre dans un wagon doré … »
J’avais jeté sans façon les cartons contre le mur, qui malgré ses fards successifs à la chaux, affichait une barbe verdâtre d’humidité pernicieuse. Un peu plus tard, après avoir discuté de tout et de rien avec Lily, je les aplatirai et les emporterai.
Lily empestait l’air en fumant une gitane sur le seuil de la réserve de la cantine municipale. Elle portait sa sempiternelle blouse de nylon rose crasseux sur son pantalon patte d’eph noir. Non loin, adossé au mur, les mains fourrées dans les poches de ma salopette, je mâchais consciencieusement un bâton de réglisse.
« Fait moite, y aura de l’orage cette nuit » lança Lily en rajustant le foulard qui essayait de retenir sa tignasse rousse. J’opinais de la tête. Orage ou pas orage cette nuit serait semblable à toutes les autres : un combat inégal contre l’insomnie.
Trois gamins maigres et sales surgis de je ne sait quel enfer, choisirent méthodiquement, en silence, les plus grands des cartons et les mirent à la queue-leu-leu. Le plus grands monta dans le carton de tête, inventa un volant, des manettes, tira sur un cordon invisible. Derrière lui, les deux autres faisaient tanguer les cartons, puis le dernier se leva et écarta largement les bras. Quel drôle de train ils avaient imaginé pour filer vers les prairies des rêves possibles. Je me remémorais un poème de Jacques Prévert : « En sortant de l’école, nous avons rencontré un grand chemin de fer … » L’école, ces enfants là ne la connaîtraient jamais.
« Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ? » « Rien, des petits romanichelles » « Tu vas me chasser çà vite fait » « Pas le cœur à effrayer des enfants qui s’amusent » « Ils sont venus pour reluquer les locaux c’est certain. Des voleurs dans l’âme. Il va falloir ouvrir l’œil. »
Heureusement, à l’intérieur du local, Mike Brant poussa la chansonnette depuis le poste de radio attirant dans sa toile mielleuse l’infortunée Lily énamourée « Ma chanson ! ».
Moi, j’avais « Nuages » qui s’était installé dans ma tête et ma poitrine. Les disques de Django c’était ma drogue. Au-dessus de nos têtes s’organisaient d’autres nuages et ceux-là plein de menaces. Je ne devais pas trop tarder.
Mon Citroën m’attendait sagement mais je savais qu’il souffrait en ce moment : difficultés au démarrage, toussotements révélateurs de désordres indécelables, faiblesse dans les petites montées. Sa peinture verte s’écaillait inexorablement malgré tous mes soins. C’était un ancien panier à salade racheté à un prix modique à l’Administration française. Mes bons et loyaux services comme gardienne en chef à la prison de la Petite Roquette avaient largement contribué à faciliter cet achat. Qu’allais-je devenir si mon Citroën, mon brave compagnon, me lâchait ?
Un grondement lointain se fit entendre.
J’aillais vers les enfants. Ils me regardèrent d’abord effrontément puis avec peur. Je leur tendis un paquet de biscuits que je gardais dans une de mes vastes poches.
« Filez ! Je dois ramasser les cartons ».
Evelyne Willey