Destination : 333 , 2 Novembre
Les jeudis de Melle Labiche
Depuis qu’on enterre plus dans l’ancien cimetière derrière l’église, on croise peu de visiteurs dans ses allées, dévorées par les mauvaises herbes. Mise à part Mademoiselle Labiche qui, de façon immuable chaque jeudi, vient entretenir les tombes de ses « chers disparus ». Une famille choisie avec soin, paisible, toujours à l’écoute de ses soliloques.
Mademoiselle Labiche est née sous X et n’a jamais pu jeter l’ancre sauf dans le vieux cimetière.
Elle remplit d’eau claire et glacée un bidon, prêté aimablement par le maire, trop heureux de bénéficier de cette aide gratuite et efficace. Cependant, en privé, il la qualifie de « zinzin ».
Le robinet du cimetière goutte toujours un peu ce qui permet aux chats errants de se désaltérer.
Dans son sac en plastique sur lequel on peut lire en grosses lettres roses « Tati », elle a entassé des chiffons doux et rugueux, une brosse chiendent, un grattoir, un cube de savon de Marseille, des gants en caoutchouc, quelques outils de jardinage, un petit thermos de café.
Le ciel est d’un gris affligeant. Le vent souffle en rafale dérageant, en garçon coléreux, les tapis de feuilles mortes et dépouillant, sans vergogne, les arbres maigres au tronc noir, de leurs derniers feuillages.
Dans quelques jours, sera la grande fête des morts et des vendeurs de chrysanthèmes de toute les formes, de toutes les couleurs. Elle s’en moque bien. Mademoiselle Labiche n’a pas besoin d’une date figée sur un calendrier pour retrouver « ses morts ».
Elle débute toujours par la tombe du colonel. La photo est presque effacée dans le médaillon scellé dans la stèle. On devine encore un képi, une moustache en guéridon. Les inscriptions ont disparu. Qu’importe. Elle sait que ce fut un héros durant l’une ou l’autre de ces monstrueuses guerres. Puis il y aura la petite Amélie, emportée par la tuberculose à dix ans, et qui sourit tout de même pour l’éternité. Viendront les autres dalles amies, rongées par le temps, mais que l’affection de Mademoiselle Labiche sauvera de l’oubli.
L’eau ruisselle sur le calcaire, le marbre et le granit donnant des reflets argentés. Une fauvette se met à chanter sa liberté.
Elle s’accorde une pause. Assise sans façon sur une tombe, elle boit à petites gorgées du café et débute un discours silencieux avec ses « chers disparus ».