Destination : 59 , Docteur, je suis fou!
Comment bien découper un oignon
« Docteur je viens vous voir parce que je suis un oignon.
J’ôte les couches successives de cet oignon, je voudrais en percer le secret, je voudrais en connaître le cœur, celui qui vit à l’intérieur, celui qui bat.
Mais je n’y arrive pas Docteur, pourtant je suis un oignon, un vrai. Dès que je commence à ôter ces couches successives, j’ai les yeux qui piquent, les larmes qui montent, et je ne vous parle pas de tous qui pleurent pour m’avoir approché de trop près. C’est une preuve suffisante, n’est ce pas ? Seulement les autres ne me voient pas ainsi et c’est terrible pour moi ; pouvez-vous imaginer ma souffrance à voir ma vraie identité bafouée de la sorte ?
Oui je sais ce que vous allez me dire, les autres docteurs, ceux que j’ai vu avant vous m’ont bien expliqué : il est préférable pour moi que les autres ignorent ce que je suis intimement car sinon je finirais découpé en rondelles, au fond d’une poêle à frire, dans l’huile chaude pour atterrir confit dans une assiette. Tant que personne ne sait qui je suis véritablement je ne risque rien, c’est ce que vous pensez, vous aussi.
En fait c’est tout le contraire, au quotidien je vis un cauchemar et personne ne comprend rien. Vous ne comprenez pas davantage que tous les autres, j’en étais sûr. »
« Mais si bien sûr c’est évident au contraire. »
« Ah, ah bon vraiment vous me comprenez, vous savez ce que je ressens, ah je savais qu’un jour cela arriverait, un jour quelqu’un verrait cet oignon que je suis, un véritable oignon à faire frire ou confire. »
« Oui vous êtes un oignon, cet oignon que vous décrivez, un être à découper en rondelles ou peut être en lamelles, il faut que j’étudie la question. En tout cas défaire cette membrane si fine et pourtant si tenace, celle qui relie entre elles les couches successives et différentes de votre être et les réunit en cet oignon unique ici présent, défaire cette membrane, regarder une à une les peaux qui se sont empilées année après année, serait une véritable libération pour vous, c’est bien cela ? »
« Ah Docteur, je suis heureux, si heureux de vous avoir rencontré, enfin quelqu’un me reconnait pour ce que je suis, comprend ce que je veux et pourquoi j’agis. Ah quel bonheur de vous avoir rencontré !!!
Vous êtes donc d’accord avec moi pour penser qu’il faut absolument défaire ces couches, déchirer ces liens ténus et contraignants, vides de sens pour espérer arriver un jour au cœur de cet oignon, lui rendre sa raison d’être, le laisser vivre son identité.
Vous comprenez pourquoi je m’inflige régulièrement ces blessures avec mon meilleur couteau de cuisine. J’ai essayé ceux du boucher mais le travail est moins précis finalement. Je ne me veux aucun mal en faisant cela, au contraire je me veux du bien. Seulement cette foutue membrane résiste inutilement et c’est cela qui me fait mal. J’ai toujours l’impression d’étouffer sous la peau d’un autre, en plus ma pelure est plus épaisse que celles des autres, je suis sûr de ne pas être à ma place. Vous comprenez cette douleur de vivre dans la pelure d’un autre, dans la vie d’un autre. J’ai dû être semé dans le champ d’un autre, à moins qu’il n’y ait eu erreur au moment de la récolte ; en tout cas je ne vis pas ma vie. C’est pour cela qu’il me faut absolument découper mes couches, en plus elles sont empilées n’importe comment, alors je ne sais par où commencer ma première entaille.
J’ai cherché à plusieurs reprises comment procéder pour décortiquer cela et le présenter ensuite de façon agréable, faire une belle découpe d’un seul coup de couteau et déposer ensuite près d’un joli petit cœur, un magnifique ruban sur lequel je pourrais enfin lire mon histoire. »
« Euh, si vous permettez, habituellement ce sont les oranges que l’on peut découper ainsi, les meilleurs cuisiniers y arrivent également avec des pommes. Enfin là c’est vrai du grand art car la peau est plus fine et elle ne résiste pas toujours. Je ne connais pas de cas répertorié avec l’oignon. »
« Quoi, vous prétendez qu’il ne sert à rien de continuer à me découper de la sorte parce qu’un oignon ne pourra jamais donner de ruban que je cherche à dérouler depuis des années ? »
« C’est exactement ça, monsieur.
« Non non et non, ce que vous me racontez là n’est pas possible, vous dîtes n’importe quoi. »
« Vous pouvez pourtant me faire confiance et me croire : avant d’ouvrir ce cabinet, j’ai fait la plus haute école de cuisine gastronomique traditionnelle et j’ai 5 ans d’expérience dans un restaurant 3 étoiles au guide Michelin »
« Ah vraiment, vous êtes certain de ça ? »
« Si votre souci est bien de découper ce que vous êtes pour en faire un magnifique ruban à la fois décoratif, protecteur du cœur de votre identité et support de votre histoire, un ruban qui saura valoriser le fruit que vous êtes, alors il vous faudra renoncer à être un oignon.
Par contre si vous pensez vraiment être un oignon, alors il vous faut renoncer à vous découper de la sorte car la méthode est inadaptée et nuit à la beauté de votre pelure qui en porte déjà des traces fort inesthétiques»
« Mais, mais Docteur vous rendez vous compte de ce que vous me dîtes ? Comment vais-je faire pour connaitre ce qui est en mon cœur, mon petit cœur d’oignon ; le laisser vivre et respirer en liberté ? »
« Et bien ce sera l’objet de notre prochaine séance monsieur, car pour aujourd’hui notre temps est écoulé. »
Ah, ah d’accord Docteur, je vais donc réfléchir à tout cela d’ici la semaine prochaine. Vous devez avoir raison, peut être suis-je en fait un artichaut ? »