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Destination : 310 , Tous les écrivains n’habitent pas Ailleurs de la même façon

Liberté Carcérale

Je n’aime pas le ciel bleu. Je ne l’ai jamais aimé. Cette immensité impalpable, sans aucune accroche possible, crée en moi un sentiment de panique. Du plus loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours ressenti cette sensation. J’ai besoin d’être protégé, entouré, encerclé. Il faut que je perçoive les limites autour de moi. D’après le psychologue qui me suit depuis maintenant de très nombreuses années, tout cela remonte à ma petite enfance. A la béance laissée par la disparition brutale de ma mère, alors que je n’étais qu’un bébé. Pendant mes premiers mois, j’avais bénéficié de sa chaleur, de sa présence, de son amour (ce dont tous les témoins que j’ai retrouvé ont pu attester par la suite). Et puis, un soir, une route glissante, la vitesse, perte du contrôle de sa voiture. Et voilà, rideau. Cinq minutes ont suffi pour anéantir tout le devenir d’un petit être de neuf mois.

Je m’appelle Paul, j’ai 34 ans, je suis incarcéré depuis près de 8 ans dans le pénitencier de Dorchester. Et je m’y sens bien. Je me sens chez moi.

Après la mort de ma mère, tout s’est enchainé. Pas de père à l’horizon, pas de famille connue. Une seule solution : l’orphelinat. Je n’ai pas de souvenirs de cette période, j’étais trop petit. Rapidement, j’ai été adopté par un couple de Cowansville. J’ai quitté le lac Supérieur pour les rives de la rivière Yamaska, quasiment traversé tout le Canada pour commencer ma nouvelle vie. Mes parents, qui attendaient depuis bien longtemps l’arrivée d’un enfant, m’ont ouvert en grand leur porte et leur cœur.

Je suis incarcéré pour un crime que je n’ai jamais commis. Je suis incapable de faire de mal à une mouche. Je n’ai rien fait, j’ai juste été le bras qui exécute.

J’ai eu une enfance bénie, choyée. J’étais l’enfant tant désiré, il y avait toujours quelqu’un pour s’occuper de moi et me dorloter. Les difficultés ont commencé quand je suis entré à l’école. Certes j’étais un élève calme et agréable, mais chaque situation nouvelle déclenchait en moi un état de stress et d’angoisse incontrôlable. En dehors du cocon familial, il me fallait de longs mois pour construire des repères suffisamment solides pour me permettre d’accepter et d’apprécier les choses. Tant que je n’étais pas rassuré, je me refermais sur moi. Difficile de suivre une scolarité normale dans ces conditions !

Je partage ma cellule avec Dan. Lui, c’est un vrai méchant, comme dans les films. C’est la première fois de ma vie que j’en rencontre un.

Les institutrices ont alerté mes parents et j’ai dû rencontrer une psychologue. Madame Sauvage, ça ne s’invente pas. Elle était la douceur incarnée. C’est elle qui, à force de patience, de temps et de nombreux dessins, a pu mettre des mots sur ce que j’avais ressenti à la mort de ma mère. L’abandon, brutal et froid ; la sensation de vide, de perte des repères, la solitude, la terreur. Elle nous a expliqué que je ne pourrai jamais effacer cela et que c’était inscrit dans mon psychisme pour toujours. Mais elle a ajouté que nous allions tous m’aider à devenir plus fort que mes peurs. Une femme formidable. Grâce à elle, doucement, j’ai pu m’ouvrir un peu. Oh, je n’ai jamais pu intégrer l’équipe de foot du quartier mais par contre, le club d’échec m’a apporté une sérénité que je n’ai jamais retrouvée ailleurs. Et puis je suis entré dans la zone de turbulence.

Dan, il a tué sa femme. Je sais pas pourquoi ni comment, et je ne lui demanderai jamais. Je sais juste qu’il l’a fait, et lui sait que je sais. Ça nous suffit.

L’entrée au collège a été une véritable torture. D’un côté, je ne pouvais pas affronter ce changement permanent sans un étayage et un suivi suffisant ; de l’autre, ces attentions dont je faisais l’objet de la part des adultes me mettaient - de fait - à l’écart des autres. J’étais ce qu’il y a de pire pour un adolescent : différent. J’ai développé une phobie scolaire et, après la septième, j’ai complètement arrêté l’école. Je suis allé dans un centre d’accueil psychologique de jour, où j’ai suivi quelques cours et appris à travailler le bois. J’aimais beaucoup ça aussi. Le soir, je rentrai à la maison où je retrouvais mon univers familier et ma sécurité.

La première fois que je suis entrée dans ma cellule, c’était le soir. Dan n’a pas fait un geste, n’a pas eu un regard, ni prononcé une seule parole. Mais ce silence en disait bien plus long.

J’ai vécu pendant quelques années encore dans une parenthèse enchantée, une bulle hors de monde, qui me protégeait de moi-même et des autres. Et puis je suis devenu adulte. Le centre ne pouvait plus m’accueillir. J’ai été envoyé dans un service pour les adultes mais les pathologies lourdes de mes compagnons m’ont rendu encore plus insécure que je ne l’étais déjà. Leurs comportements imprévisibles et inadaptés m’angoissaient profondément. Petit à petit, j’ai arrêté d’y aller et je me suis enfermé à la maison, avec mes parents.

Le lendemain matin, Dan m’a sorti du lit par les cheveux pour m’exploser la tête contre le lavabo. Comme ça, juste pour que je sache qu’il était le boss. J’étais tétanisé et, sans savoir pourquoi, je lui ai dit la première chose qui m’est passée par la tête.

Mes parents commençaient à être âgés et ils appréciaient ma présence. Je les aidais pour l’entretien de la maison, la préparation des repas. Tant que je n’avais pas à sortir au-delà de notre jardin, tout allait bien. Mais mon père est mort brutalement et ma mère, quelques mois plus tard, a fait un premier AVC qui l’a laissée paralysée. Je me suis occupée d’elle, je me chargeais des soins quotidiens nécessaires. C’était une période difficile mais pas malheureuse, nous étions, malgré toutes les difficultés, une famille unie.

Je lui ai demandé s’il savait jouer aux échecs. Cette question incongrue l’a stupéfait. Il m’a répondu que non alors j’ai proposé de lui apprendre.

Ma mère a fait une deuxième attaque, plus grave. Après quelques jours à l’hôpital, elle est revenue chez nous, contre l’avis des médecins. Elle voulait finir ses jours dans sa maison, auprès de ses enfants. Elle ne voulait pas mourir en perdant toute sa dignité, ce à quoi cette deuxième attaque la condamnait pourtant, à très court terme. Mais elle avait surtout un dernier souhait à accomplir, et elle avait besoin de moi pour le faire : continuer à me protéger de mes angoisses, même après sa disparition. Elle m’a donc demandé de l’aider à partir, en échange de quoi elle m’offrait la possibilité d’être, pour toujours, à l’abri dans un espace sécurisé. Bien sûr les premiers mois seraient difficiles, comme à chaque fois que j’avais dû affronter une nouvelle situation. Mais ensuite, je serai durablement tranquille.

Vu qu’on s’ennuyait comme des rats et qu’il n’y avait rien d’autre à faire, vu qu’on était parti pour rester là un bon bout de temps tous les deux, Dan accepté ma proposition.

J’ai été condamné pour un crime impardonnable : matricide. Sans circonstances atténuantes, les experts psychiatriques ont certifié que je n’avais pas agi sous l’effet d’une quelconque pulsion incontrôlable. Avec préméditation, même, puisque les enquêteurs ont pu prouver que j’avais tout planifié. J’ai pris perpétuité, à mon grand soulagement. Enfin, je n’aurais plus à m’inquiéter de ce qui allait arriver après !

Dan ne m’a plus jamais frappé. Et même, en échange des leçons, il me protège des autres détenus. Et sous son aile puissante, entre les quatre murs de notre cellule, je me sens définitivement libre.

myriam