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Pardon
L’avantage, quand on est prêtre depuis près de quarante ans, c’est qu’on connait parfaitement son office. Et même si je ne célèbre pas de messe funèbre toutes les semaines, j’en ai suffisamment pratiqué dans ma carrière pour en connaitre le déroulement par cœur. Ce qui me permet, comme aujourd’hui, de pouvoir observer l’assemblée présente. Depuis la sacristie, j’ai regardé les gens entrer dans l’Eglise. J’ai noté ceux qui daignaient garder un semblant de respect pour le lieu sacré mais aussi ceux qui n’en avaient rien à fiche et poursuivaient dedans la discussion entamée au-dehors. Ils étaient nombreux. Je n’en suis pas surpris.
Le silence s’est fait au moment de l’arrivée du cercueil. Il faut dire que, même mort, le père Pardon en imposait encore. Question d’habitude, je suppose. Parce que, de pardon, il n’en avait que le nom, le vieux salaud (pardonnez-moi, Seigneur). On le craignait vivant, on continuerait de craindre son ombre pendant quelques temps… Le cercueil était porté par ses frères, aidés de quelques voisins venus les soutenir dans cette lourde et difficile épreuve. La mère, la vieille Cécilia, se tenait droite comme un piquet, sèche et noire comme une branche de peuplier frappée par la foudre. Ses petits yeux allaient et venaient de l’un à l’autre, sans une once de tendresse ou de compassion. Il faut dire qu’elle n’était pas connue pour sa gentillesse, la vieille, au contraire ! Je pense que si le seigneur avait dû donner un visage à la méchanceté, il n’aurait pas trouvé mieux que celui de la Cécilia ! Je me demandai, l’espace d’un instant, la mère qu’elle avait pu être pour ses trois garçons… Je me fis même la réflexion que, peut-être, derrière son front ridé et ses sourcils froncés, se cachait l’image du père Pardon quand il était enfant. Innocent, plein de vie et d’espoir… vite déchantés et anéantis par les coups de trique et les humiliations qu’elle savait distribuer généreusement !
Les deux frères ont rejoint leur mère sur le banc, au premier rang. Ils ne pleuraient pas leur ainé, eux non plus. C’est vrai qu’il avait pas été très honnête, quand il avait refusé de partager avec eux l’héritage du père, sous un prétexte sournois que je ne connais pas, c’était avant mon arrivée dans le village. Déjà qu’ils n’étaient pas très proches, cette histoire avait définitivement brouillé la famille. D’ailleurs, je pense que c’est la première fois en quarante ans que les trois frères sont ensemble au même endroit ! Je remarque aussi avec étonnement combien, en vieillissant, les fils ressemblent de plus en plus à leur mère. Si l’on excepte leur haute taille et leur crâne dégarni, ils ont la même bouche fine qui ne sourit que dans un rictus, le même nez droit et volontaire, le même front têtu. Est-ce, qu’enfants, ces trois-là ont partagé quelques moments de complicité ? Ont-ils joué en gardant les vaches au pré, ont-ils ri en courant sur le chemin de l’école, joué de leur ressemblance pour faire tourner en bourrique mon prédécesseur pendant leur catéchisme ? Je n’en sais rien, à vrai dire, mais je n’y crois guère… j’ai plus souvent entendu l’un ou l’autre se vanter des misères qu’il avait fait subir aux deux autres ou se plaindre de celles dont il avait été la victime. Je pense que, toute leur vie, il n’a été question que de vengeance entre les frères Pardon.
Sa veuve, Antoinette, s’est avancée pour procéder au rituel de la lumière, avec l’aide de mes enfants de chœur (ce qui est une hérésie quand on connait ces canailles de Jeannot et Pierrot, toujours à me jouer des mauvais tours pour piquer l’argent de la quête ou boire du vin de messe. Mais bon, je dois bien les accepter, ils sont les seuls à vouloir venir chaque dimanche). Tandis qu’ils allumaient les cierges autour du cercueil, je regardais attentivement le visage de Toinette, la belle Toinette comme on disait ici. Elle était blonde, avec de grands yeux de biche qui vous regardaient toujours d’un air innocent. Elle était grasse, à point, comme une belle poule prête à passer à la casserole. Bref, aucun homme entre quinze et soixante-quinze ans ne pouvait regarder bouger son derrière sans saliver d'envie. Et comme la belle n’était pas farouche à ce sujet… ça faisait que son mari, dans son cercueil, emportait deux belles cornes de cocu pour lui tenir compagnie. L’avait-elle aimé un jour, son mari ? Là, par contre, je connaissais la réponse, grâce à l’intimité du confessionnal… Jamais ! Evidemment… Le mariage avait été rapide, la belle s’étant retrouvé enceinte, et c’était pas par la Grâce du Saint Esprit ! Et, quand on connait le penchant, assez sévère, du père Pardon pour la boisson et les copieuses trempes, on était vite fixé sur la suite de leur union…
Je me suis avancé pour la liturgie de la parole. J’avais moi-même choisi les textes sacrés que je voulais lire, à vrai dire, la famille n’en avait rien à cirer et, d’autre part je me simplifiais le travail en prenant toujours les mêmes, parmi une sélection de trois ou quatre qui me plaisaient particulièrement. Aujourd’hui, il s’agissait de la Lecture du Livre de la Sagesse. Je dois avouer que j’étais assez fier de ce pied-de-nez fait à mes ouailles…
Un voisin s’est approché pour lire les Bénédictions, entrecoupées de refrains sacrés. C’était le Gaston, un sacré gaillard celui-là ! La moustache aussi frémissante que son œil fripon, le corps robuste et fringant malgré ses soixante ans passés, il avait pas attendu de l’enterrer pour aller goûter la femme de son voisin ! Elle en frétillait rien qu’à le regarder. J’espère qu’ils réussiront à se tenir au moins jusqu’après le cimetière, ces deux-là ! Le Gaston, il connaissait le père Pardon depuis l’école communale. Et, y’a pas à dire : rien ne vaut une bonne castagne entre copains pour apprendre à se connaitre sur le bout des poings ! Mais, quand le goût de la bagarre passe généralement en vieillissant, pour certains, ça s’amplifie. Le père Pardon, tout comme le Gaston, étaient de ces hommes-là. Ce qui fait qu’il ne passait pas un mois sans que l’un et l’autre ne rentre chez lui, le visage tuméfié et en sang.
Il était maintenant temps pour moi de procéder au rite de la Croix. Après les prières, je levais les mains et l’assemblée se signait. Tous, sauf André, debout au fond de la salle, qui me regardait d’un œil rigolard. André, c’était à la fois le maitre et le maire de la commune, autant dire qu’il avait un certain ascendant sur ses élèves et ses administrés ! Petit de taille, brun comme la nuit, la bouche sensuelle et gourmande, il promenait fièrement, et son ventre bedonnant, et sa science scolaire et syndicaliste de communiste acharné. Je sais, vous allez dire que la comparaison avec Don Camillo est facile mais, je dois avouer qu’étrangement, les similitudes s’arrêtaient là. Parce qu’entre André et moi, pas de guerre entre la croix et les insignes républicains ! Au contraire, une forme de respect pour la place de chacun dans la communauté. Il faut dire aussi que, sans vouloir être mesquin, nous étions tous les deux réalistes quant aux capacités et compétences véritables des habitants de ce village, tous entremêlés dans une espèce de toile dégoulinante de rancœur et de bassesses répétées. Et à cet instant, dans son œil pétillant, il me semblait que je pouvais lire dans ses pensées. C’est que, lui non plus, il ne le portait pas dans son cœur, le Pardon ! Ca remontait à l’époque de la guerre, quand le père d’André avait été ruiné et que le père Pardon avait acheté sa ferme, son bétail, son matériel pour une bouchée de pain, avec en prime, une petite virée dans les foins avec la mère d’André pour fêter tout ça… Les gens ne disaient rien devant lui, au village, mais chacun savait comment Pardon s’était enrichi, grâce au marché noir, sur le dos des pauvres gens de la ville qui crevaient de faim… Oh, c’était pas un collabo, non, on pouvait pas lui reprocher d’avoir fricoté avec les boches vu qu’il pouvait pas les blairer (comme les ritals, les métèques, les grillons et, de façon générale, tous ceux qui venaient d’un peu trop loin). Disons qu’il avait su faire des affaires, sans trop de scrupules… Alors de le voir, là, dans son cercueil, ça avait presque un goût de justice, pour André. De justice et de bonne blague, parce que c’en était une, vraiment, que de voir tout le village entassé dans l’Eglise avec lui !
Emilienne et Augustine se sont levées d’un même élan pour se lancer à l’assaut des deux rangées de bancs. Petites, sèches, deux vieilles pommes fripées, desséchées. Elles étaient vives de corps et d’esprit, mais c’était leur langue qui, sans conteste, était la plus agile ! Elles étaient médisantes, avides de commérages qu’elles n’hésitaient pas à inventer si la période était trop tristounette à leur yeux (et leurs oreilles). Bref, de vraies langues de vipères qui se hâtaient de venir ensuite me raconter leurs histoires, sous le secret de la confession, bien entendu ! Entre elles, on aurait dit deux jeunes chiens, vous savez, de ces petites races teigneuses qui ne savent que grogner et aboyer… Inséparables autant que rivales, elles entretenaient une espèce de compétition pour être la première au courant des derniers potins. Heureusement, Dieu, dans sa grande miséricorde, veillait à distribuer les points de façon équitable… Emilienne et Augustine étaient mes plus fidèles grenouilles de bénitier, chargées de faire la quête. Elles n’auraient laissé leur place pour rien au monde car elles bénéficiaient, ainsi, d’une vue imprenable sur les uns et les autres. Si l’un de leur voisin manquait à la messe un dimanche, aussitôt elles se lançaient dans l’enquête, échafaudant les théories les plus scabreuses et indécentes. Pour l’heure, je voyais leurs chignons dodeliner doucement en remontant la travée, tandis que quelques personnes dans l’Assemblée déposaient une pièce dans la corbeille. Je n’étais guère optimiste sur le montant des offrandes, déjà chiche en temps normal, je ne voyais pas ce qui justifierai aux yeux de tous de donner pour les obsèques du père Pardon. Il était, de son vivant d’une pingrerie extrême et il en avait donc déjà bien assez sous le matelas et aussi dans le bocal caché à la cave. Pour sûr, sa veuve et ses enfants ne seraient pas de sitôt dans le besoin !
A ce sujet, tandis que je lançais la prière collective de l’encensement, j’observais les deux filles du père Pardon, chacune flanquée de son mari. L’une était le portrait de son père : sec, les sourcils froncés, la mâchoire avancée. Elle avait cependant hérité des jolis yeux de biche de sa mère et c’était à peu près tout ce qui était plaisant à regarder dans son visage aux traits masculins. Mais peu importe car, dans la famille Pardon, l’argent permettait de gommer les petites imperfections physiques et, le gendre, un solide gaillard venu du village voisin, se consolait du physique disgracieux de son épouse dans les bras de Léonie, une jolie jeunette un peu simplette. La sœur cadette tenait de sa mère, un visage rond, une bouche pulpeuse, de jolis cheveux blonds frisotants autour de son visage. Elle n’avait cependant pas hérité de l’œil aguicheur et de la démarche langoureuse de la Toinette, qui était déjà en soi un véritable pousse-au-crime ! Son mari, un gentil garçon, était le fils du charpentier. Il était pour sa part et pour l’instant, très amoureux de sa femme. Si les gendres avaient du mal à cacher leur joie à la perspective du prochain héritage, les filles tachaient de faire bonne figure, avec pas mal de réussite je dois l’admettre. Elles ne pleuraient pas, il ne faut pas exagérer, mais leurs visages graves reflétaient une certaine mélancolie. Je n’imaginais bien sûr pas un instant qu’elles puissent regretter ce père qui avait passé leur enfance à les traiter d’incapables, de feignasses, de chieuses et de pisseuses tout juste bonne à se faire trousser dans un fossé. Il est vrai que le père Pardon n’avait pas, de façon générale, une très haute opinion des femmes…
La cérémonie touchait à sa fin. Fatigué de cette mascarade, je hâtais le rite de l’eau et les dernières prières d’au-revoir. Nous sortîmes de l’Eglise, moi devant, suivi du cercueil puis des membres de l’assemblée, pour nous diriger vers le cimetière. Tout en marchant, je songeais avec une certaine malice qu’assurément, cette paroisse était emplie de fieffés coquins, de dévergondées, de mauvaises langues et d’esprit tordus, peut-être plus que la moyenne pour une église telle que la mienne. Mais que, parmi eux, nous assistions en ce jour à l’enterrement du plus grand de tous, d’une pourriture qui n’avait jamais, à ma connaissance, fait montre de la moindre étincelle d’humanité à l’égard de qui que ce soit.
Et pour la première fois de ma carrière, je me mis à douter : à quoi sert une messe si, de toute façon, le défunt ne mérite que l’enfer ? N’est-ce pas sacrilège que de prier pour le pardon des actes et péchés d’un homme quand, lui-même, ne s’en est jamais excusé ? Comment un prêtre peut-il avoir cette insolence, cet orgueil même peut-être, de penser que sa voix puisse influencer la balance divine ? J’étais profondément troublé par ces pensées, ne sachant comment faire pour les clarifier.
Décidément, le père Pardon avait le chic pour emmerder tout le monde…