Derniers textes publiés :
Destination : 98 , Destination secrète.
La légende de Dame Jeanne (Secret Gascon)
A cette époque, sachez-le, les dames des seigneuries, même les plus modestes et les plus reculées des campagnes du Royaume de France, avaient pour habitude de faire appel aux services d’une nourrice pour s’occuper de leur nouveau-né, jusqu’à ce qu’il soit sevré. Il arrivait souvent que la bonne dame restât ensuite au château, avec son enfant qui devenait ainsi un frère de lait du petit seigneur. Il n’en allait pas différemment en Gascogne ; il en fut ainsi pour le jeune Charles de Batz de Castelmore, plus connu sous le nom de d’Artagnan. Sa nourrice s’appelait Dame Jeanne.
Lorsque D’Artagnan partit pour Paris rejoindre la compagnie des Mousquetaires, il emmena avec lui son frère de lait, Planchet, comme valet et compagnon de voyage. Malheureusement, ils n’étaient pas arrivés à Limoges qu’une méchante fièvre s’empara des deux garçons. Ils grelottaient, claquaient des dents, puis, dans l’instant suivant, c’était tout l’inverse ; la peau les brûlait et ils transpiraient à grosses gouttes. On craignait pour leur vie.
Un messager fut envoyé en Gascogne pour prévenir la maisonnée du château de Lupiac. Dame Jeanne, tout comme les parents de d’Artagnan, était désespérée. Désespérée certes, mais pas défaitiste ! Elle chercha, fouilla, interrogea partout et tous ceux qu’elle rencontrait sur l’existence d’un remède miracle, d’un élixir ou d’une pierre aux vertus fabuleuses.
Et c’est ainsi qu’elle ouït dire d’un breuvage merveilleux qui possédait, selon les dires du voyageur qui l’informait, pas moins de quarante vertus et qualités : l’Aygue Ardente. Il ne s’agissait pas d’une banale eau-de-vie, comme celle que fabriquaient certains vignerons des environs. C’était un élixir spécial, à la couleur de l’or et au parfum de miel, fabriqué par le Grand Distillateur, un homme qui parlait aux fées de Gascogne et des Pyrénées. La légende disait que ce magicien vivait dans un chai ensorcelé, invisible aux yeux des hommes. Et qu’il fallait, pour le trouver, suivre le chemin de l’eau.
Dame Jeanne n’hésita pas une seconde et se mit en route. Même si elle devait partir loin, ce voyage imprévu ne lui faisait pas peur : la vie de ses petits était en jeu ! Ecoutant les conseils du voyageur, elle suivit pour commencer le ruisseau du château, qu’on nommait la Gélise. Elle marcha près de quatre-vingt-dix kilomètres, traversant des villages du Gers, des Landes et même du Lot-et-Garonne. Elle finit par arriver au moulin de Barbaste, où le ruisseau de jetait dans la Baïse. Elle n’avait trouvé aucun indice sur son chemin. Il était tard, la nuit était tombée, Dame Jeanne était épuisée. Elle s’assit sur une pierre, regardant les eaux de la Gélise se mêler à celles de la Baïse. Où aller maintenant ? Suivre l’amont ou remonter l’aval ? Toute à ses réflexions, Dame Jeanne s’endormit.
A son réveil, une salamandre dorée la regardait. Le soleil était à peine levé et la bestiole, les yeux ronds, la fixait sans bouger. Pas au bout de ses surprises, Dame Jeanne manqua de s’étrangler en l’entendant lui demander :
- Pourquoi cherches-tu le grand distillateur ? Que lui veux-tu, femme ?
- Mais… Comment se fait-il que tu parles ? Et que je comprenne ce que tu dis ? Je suis devenue folle ?
- Ah ! Mon Dieu ! Une pipelette… et mal polie par-dessus tout ! Ici, c’est moi qui pose les questions ! Je suis un génie de l’eau et toi, tu n’es qu’une vulgaire humaine ! Je te le demande pour la dernière fois : pourquoi cherches-tu le Grand Distillateur ?
Dame Jeanne raconta toute son histoire, argumentant sa requête en faveur de Planche et d’Artagnan, qu’elle dépeignait en des termes élogieux : braves, têtus, fiers, bagarreurs et bien sûr, beaux ! De vrais fils de Gascogne !
La salamandre éclata de rire :
- Elle est bien drôle, ton histoire ! Mais on ne rencontre pas le grand distillateur en claquant des doigts, encore moins si l’on a quelque chose à lui demander. Il faut le mériter et, pour cela, tu devras réussir deux épreuves et résoudre une énigme avant que les cloches de la cathédrale de Condom ne sonnent minuit, ce soir.
N’ayant pas d’autre choix et voulant compter sur sa vaillance (et un peu de chance), Dame Jeanne accepta. Après tout, la journée venait tout juste de commencer !
La première épreuve consistait à trouver, dans la prairie, quarante trèfles à quatre feuilles pour nourrir les quarante chenilles apprivoisées du Grand Distillateur. Habituée à jouer à quatre pattes dans l’herbe avec les enfants, Dame Jeanne fit sa récolte en seulement deux heures.
La deuxième épreuve consistait à nourrir, justement, les quarante chenilles, en donnant à chacune l’un des trèfles. Chaque chenille avait commencé de tisser son cocon et elles se trouvaient, le long de la Baïse, à une distance d’environ soixante pas entre chacune. Dame Jeanne, qui passait ses journées à courir derrière les enfants, avançait d’un bon pas et, terminait sa tâche quand elle entendit sonner l’Angelus. Surprise, elle releva la tête. Sans s’en rendre compte, elle était arrivée à Condom et c’étaient les cloches de la cathédrale qui résonnaient dans l’air du soir.
La salamandre, qui avait tranquillement fait le voyage perchée sur l’épaule de Dame Jeanne, lui énonça alors l’énigme à résoudre. Il s’agissait de trouver la clé qui liait les chiffres 1.879.
Notre nourrice était bien embêtée. Les lettres et les chiffres, ce n’était pas vraiment son fort… mais il fallait qu’elle trouve la solution ! Elle s’en alla quérir l’aide du grand Bossuet qui, justement, séjournait dans la cité et se trouvait sous le grand cloître. Celui-ci, grand amateur d’énigmes mathématiques, ne se fit pas prier et lui donna bientôt la réponse : la clé, c’était justement le chiffre 1 placé au début. Il suffisait ensuite de l’ôter au chiffre suivant pour obtenir le troisième, puis de l’ajouter pour obtenir le dernier : 8-7-9. Il conclut en disant qu’il s’agissait d’une simple distributivité inversée.
Dame Jeanne n’avait pas compris grand-chose (pour ainsi dire, rien) mais elle avait bonne mémoire et courut aussitôt retrouver la salamandre au bord de la Baïse, non loin du port. Elle récita sa leçon d’une traite, sans faire une seule erreur.
La salamandre, encore une fois, se mit à rire. Elle riait de plus en plus fort et, plus elle riait, plus elle grandissait, jusqu’à se transformer en un homme assez grand, plutôt distingué et ma foi, pas vilain à regarder–se dit Dame Jeanne en aparté.
- Dame Jeanne, bonjour. Je suis le Grand Distillateur mais, sur cette terre, toi et tes ancêtres m’avez autrefois connu sous le nom de Maitre Vital Dufour. Evidemment, tous me croient mort, depuis près de trois cent ans. Mais j’ai trouvé la recette d’un élixir de longue et bonne vie, que j’ai nommé Armagnac, du nom des seigneurs de notre Gascogne et que je fabrique grâce à mon alambic enchanté. Je te félicite, tu es brave, forte et persévérante. Tu mérites ta récompense mais, malheureusement, maintenant que tu connais mon secret, je ne peux pas te laisser repartir. Tu dois me laisser ta vie !
- Et s’il y avait une autre solution ? Proposa dame Jeanne, malicieuse.
- Et laquelle ?
- En échange d’un extrait de votre élixir magique pour guérir mes garçons, je vous fais le serment devant Dieu de revenir ici avec vous, dans votre chai invisible, pour vous servir jusqu’à la fin de mes jours.
- Me servir ?
- Oui, vous servir ! Que je serve un maître ou un autre, cela ne fait aucune différence pour moi. Et si j’ai l’assurance que mes garçons auront une belle et longue vie, cela suffit à mon bonheur.
- Pourquoi pas ? J’en ai un peu marre d’être tout seul et de me contenter de la conversation des salamandres et de mes chenilles apprivoisées. Un peu de compagnie ne sera pas pour me déplaire… J’accepte !
- Marché conclu !
Le Grand Distillateur remit à Dame Jeanne une belle bonbonne en verre de forme arrondie, comme elle n’en avait jamais vue de telle auparavant. Elle s’empressa de la faire parvenir à Planchet et D’Artagnan qui furent bientôt guéris et purent reprendre leur route pour vivre les aventures que chacun connait (voir, pour plus de détails, les ouvrages de monsieur Alexandre Dumas). Ensuite, Dame Jeanne tint sa promesse et s’en revint auprès du Grand Distillateur.
Celui-ci, qui n’était pas méchant homme, se trouva ravi de cette compagnie. Ils vécurent tous deux – et vivent encore, grâce à l’Armagnac fabuleux – en grande amitié, dans le chai invisible dissimulé aux yeux des hommes, quelque part à Condom, non loin de la Baïse. Il se murmure, lors des veillées Gasconnes au coin de la cheminée, qu’en 1879, un gentilhomme du nom d’Aurian, aurait trouvé un passage secret qu’il aurait dissimulé ensuite dans le double fond du plus grand foudre de son chai…
Post-Scriptum : On raconte que, lors du transport de la fiole d’élixir à D’Artagnan, le messager fit un arrêt dans la bastide de Vianne. Les maîtres verriers, séduits par la forme originale de la bonbonne, ont décidé de la reproduire dans leurs ateliers et de lui donner le nom de Dame-Jeanne, en souvenir.