Destination : 24 , Hommage à M. Merle
Les survivants...
Une fois encore, la lugubre sirène retentit dans la nuit ; harassés des
veillées précédentes, mes parents décidèrent de rester dans l'appartement.
Mon père prit le petit frère dans ses bras et se réfugia derrière l'armoire
tandis que ma mère entassait au dessus de nous les coussins du canapé. Les
sifflements des piqués des avions, le tonnerre de la DCA grondait ; tout
était devenu habitude ; les ainés vivaient ces moments dans un état second,
dû au manque de nourriture, dans une sorte de faiblesse. Je vivais pourtant
cet instant vraiment heureuse ; je sentais le corps de ma mère, je nouais
mes bras autour de son cou. Je retrouvais la chaleur de son ventre et, pour
une fois, je l'avais à moi toute seule.
Lorsque l'armoire tomba au milieu de la chambre, mon père hurla "descendons"
Il longea le mur soigneusement , ma mère et moi descendimes les marches à
plat ventre pour éviter les débris de verre. La cave était déjà pleine ; il
y avait les "habitués" avec leurs pliants ; les "sortis" du lit grelottants
en chemise de nuit ; ceux qui pleuraient, ceux qui priaient ; une vieille
dame egrenait son chapelet et j'étais fascinée par l'agilité de ses doigts
sur les perles violettes. Moi aussi j'aurai un chapelet pour ma communion,
il serait blanc et je pensais déjà à le porter en collier. Les commentaires
commençaient à fuser ; la dernière fois, "ils" avaient bombardé du coté de
la Porte de La Chapelle ; cette fois ci, le Fort de Vincennes tout proche
paraissait etre la cible. Un énorme tremblement fit vasciller les murs ;
nous nous couchames les uns sur les autres. Un grand silence se fit, la
sirène annonçait enfin la fin de l'alerte. A pas pesants, chacun remontant à
la surface.
Un monde iréel nous attendait ; ruines, fumées, incendies autour de nous.
Des sanglots montaient doucement de couples enlacés ; dans la cave, on avait
remarqué des absents où étaient ils passés ? Ils ne pouvaient etre sortis
de chez eux, le couvre feu l'interdisait. Nul ne se hasardait à une
opinion.La vieille dame, la première, eut un cri de joie ; des ruines
sortait un miaulement désespéré ; Pompon, elle avait retrouvé son chat, sa
vie, son compagnon de vieillesse. Elle oublia tout ; enfin quelqu'un
d'heureux dans ce chaos.
Un couple qui, en d'autres temps, portait beau , ressemblait à deux pauvres
hères ; leur souci était de savoir si la commode où Madame rangeait ses
bijoux serait encore intacte ; Monsieur allait tout faire pour voir s'il la
retrouvait. Dieu, si elle était allée retrouver Saint Pierre sans sa
bimboleterie, quelle honte, quelle négligence.
Homme d'action, mon père allat à la recherche des "chefs d'ilots" ; le plus
important étant les bébés, femmes et personnes agées ; ils avaient disparu
dans la tourmente ; il ne restait plus qu'à essayer de parer au plus pressé.
La nuit arrivait doucement à sa fin ; le petit frère pleurait ; il avait
faim et réclamait son infame bouillie. Ma mère, éreintée, se mit à
sangloter. Je me demandais si nous allions rester là longtemps ; peut etre
une bonne fée allait arriver au volant d'un gros camion plein de gateaux ?
Le gros monsieur du 5ème, celui qui ralait toujours et me faisait peur avec
sa grosse voix , avait faim lui aussi. Un peu de règime ne lui ferait pas de
mal et puis il pourrait demander au charcutier, celui qui refilait des
saucisses jaunes à maman et des jambons aux allemands. Ses jambons avaient
du griller dans l'incendie, comme il irait griller en Enfer.
Un jeune rigolo eut une idée géniale ; si on mangeait le chat ? La vieille
dame hurla, le rigolo fut conspué et Pompon eut la vie sauve. Où était
passée ma copine Riquette ? Est ce que tout le monde était mort ? Ou alors
nous avions atterri sur la Lune où il y a, parait il, beaucoup de cailloux.
Je n'avais pas encore appris sur mon livre de Geo comment se nourissaient
les habitants de la Lune. C'est alors que j'eu recours aux leçons de
catéchisme. J'aurais du y penser plus tot. Je me mis à genoux et adressais
une prière fervente à mon Jésus pour qu'il apporte du lait à mon frère et au
petit chat, pour que maman s'arréte de pleurer. Je ne lui demandais rien
pour le monsieur raleur, le charcutier voleur ni pour la dame aux bijoux.
Mon coeur alla juste à ceux des maisons voisines qui, peut etre comme nous,
erraient dans les ruines. Si j'avais osé, je serais bien allée voir où etait
ma copine mais mon père avait ete ferme ; on reste groupés.
Une solidarité tentait de s'installer. Une dame très belle et élégante
apporta un peu de lait concentré à mon frère et pour les enfants, des
biscuits. Si belle et si bonne, pourquoi certains grognements accompagnaient
son passage quand elle rentrait dans l'immeuble ?
Des ruines je vis avancer mon amie. Elle marchait, yeux fermés, tenant la
cage de son oiseau. De grandes larmes coulaient sur son visage. Les grandes
personnes dirent qu'elle avait une crise de "somnanbulisme" ; je ne savais
pas ce que c'était ; elle n'était pas malade la veille. Au fond de la cage,
Titi était mort; son petit coeur d'oiseau n'avait pas résisté. Pour la
première fois, je me mis à pleurer. Où étaient les parents de Riquette,
probablement en train de la rechercher.
Au milieu de ce désastre, de cette peine, mon père se dressa ; " les amis,
je ne peux vous dire que nous allons bientot etre délivrés, c'est une
affaire d'heures" ; comment savait il celà mais mon père savait tant de
choses. C'est alors qu'un pale rayon de soleil vint éclairer le groupe des
survivants de cette nuit d'apocalypse.