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A quoi penses-tu ?


Jean avait toujours été fasciné par les réponses fugaces qu’il obtenait à certaines de ses questions. Lorsqu’il examinait Monique, par exemple, qui tournait la sauce tomate sur ses pâtes préférées, et qu’il lui demandait tout bonnement « à quoi penses-tu, ma chérie ? », elle avait l’habitude de faire une seule et même réponse :
« à rien ! ».
Ca avait le don de l’énerver.
Lorsqu’il décelait le sourire de sa fille, le regard si haut qu’il touchait presque le plafond, les fesses, pourtant, coincées sur le canapé, il ne pouvait s’empêcher de lui demander : « à quoi penses-tu ? », elle répondait le plus souvent :
« à rien ! ».
Même Robert, son vieux pote de l’armée, accoudé au comptoir des « vieux amis», sur la place du marché, prenait cet air mystérieux pendant quelques secondes ; Jean s’approchait, se rinçait à son tour le gosier, laissant le temps à son ami de nager dans ses pensées, puis lui demandait : « à quoi tu
penses, Robert ? ». La réponse, décidément, ils se la copiaient. Parfois, ils leur arrivaient de dire la vérité. Impôts à payer, prochaines vacances à organiser, droit de sortie chez le petit ami, choix de chemisier, souvenir de Chantal partie avec un autre gars de l’armée, etc… Sur le fait, il essayait de résoudre, d’argumenter, d’aider, de consoler. Car, après tout, il préférait la vérité à l’invention fuyante. Ces solutions simplifiées, il ne pouvait les justifier par une raison trop intime, trop ridicule, trop anodine, ou trop pénible ; elles l’énervaient.

Jusqu’alors stoïque, il le fit remarquer à sa femme, noyée quelques secondes dans ces pensées.
- Comment peux-tu ne penser à rien ? C’est impossible, tu mens. Tu
penses forcément à quelque chose.
- Oh, tu me fatigues, Jean ! lui répondit Monique
Ces petits mensonges, si flagrants, si ouvertement déclarées, ce tact auquel on ne peut rien confronter, l’agaçaient, l’horripilaient. Pourquoi ne lui disait-on pas directement « ça ne te regarde pas, Jean ! » ? Au moins
aurait-il eu le droit de s’emballer.
Furieux, il s’en alla bouder un quart d’heure, pensant à cette hypocrisie
qu’il devait supporter. Pour se venger, Monique le surveilla. Dès qu’il devenait silencieux, que sa bouche se mit légèrement sur le coté, que ses yeux se plissèrent sans se fixer, elle lui demanda :
- Ah quoi penses-tu mon chéri ?
Souriant, il posa son regard éclairé sur le visage triomphant de son épouse,et lui répondit :
- Aux gastéropodes de Nouvelle-Guinée
Elle soupira avant de prononcer :
- Oh, tu me fatigues, Jean !
Tenace, elle reprit un peu plus tard, dans la soirée :
- A quoi penses-tu, Jean ? Aux gastéropodes ?
Baillant légèrement, il marmonna :
- Non, au nombre d’insectes qui vivent sur terre. T’as une idée ?
- Oh tu me fatigues, Jean ! Tu me pompes l’air, tu entends ? Je suis vidée !

Au soupir de son épouse, Jean sentit la situation se dégrader. Pourtant, il eut un déclic, une idée. Il imaginait et prévoyait sa journée du lendemain. Il irait à la cave avec une lampe torche et examinerait les lieux. Les vélos
de sa fille, le vieux meuble usé, les planches, les vieux jouets encombreraient le passage vers le cellier. C’est ainsi que Monique avait appelé pompeusement ce placard de six mètres carrés parce qu’il contenait deux bouteilles de vins. Une fois l’endroit vidé, il serait parfait. Il remonterait et frapperait à la chambre de sa fille, lui
demandant des explications sur l’utilisation d’internet. Surprise de cette intrusion dans son antre, chose qu’il n’avait pas fait depuis l’âge de ses dernières couettes, elle installerait néanmoins un deuxième siège devant l’ordinateur. Elle serait encore plus ahurie par sa demande de renseignements sur le vide. Il savait déjà qu’il lui faudrait une pompe à air pour retirer la pression ; il se souvenait que les pompes de climatisation des automobiles ont un système à palettes utilisées également pour vider l’air dans d’autres domaines. Il faudra retirer tout l’air du cellier, l’isoler,le cloisonner et peut-être arrivera-t-il à transformer ce placard en chambre vide. C’est ainsi qu’il la nommerait. Il la fabriquerait pour voir, pour contempler le « rien». Il sait que le vide parfait n’existe pas, mais il tentera de s’en approcher, de le mesurer. Pourra-t-il le mesurer ?
- Tu ne dors pas, Jean ? A quoi tu penses ?
- A rien !

Cathy-Laure