Destination : 26 , Une bouteille à la mer


Una bouteille à la mer pour l'homme sur la berge

Salut mon frère,

je te parle depuis l'autre bord du ciel, depuis l'endroit d'où je t'ai

aperçu, la première fois , en train de dispenser tes bienfaits sur une

multitude d'âmes en peine. Elles tournaient autour de toi comme des

papillons affolés, avides, incrédules . Tous ces gens. Tous ces gens avec

des trous dans leurs coeurs , des blessures dans leurs corps, qui tentaient

leurs mains vers toi et te suppliaient . "Guéris moi. J'ai attendu si

longtemps. Guéris -moi". Tous ces gens avec leur soif d'amour - les yeux

écarquillés de te voir exister.

Parce que c'est vrai, c'est dingue que tu existes, dans un monde pareil, ce

monde de creux et de fer. Où tout tourne sans fin dans une course d'auto-

justification, une course de mensonges et de violence. Chacun replié sur sa

propre douleur.

Dans ce monde -ci, tu es un miracle, toi qui n'arrêtes jamais de donner. La

première fois que je t'ai vu, j'ai eu mal aux yeux - parce que , tu sais, je

t'avais appellé des années durant. Depuis la guerre

froide de mon enfance ; depuis les étendues affamées de mon adolescence ;

les débuts incandescants de l'âge adulte. Je t'avais appellé, depuis le fond du

ciel - et je t'ai rejoins cahotant de tours en détours.

Oui. Moi aussi je faisais partie de ces papillons d'âme assoiffées. Moi

aussi je tendais les mains, désespérement, intensément.

Tu m'as regardée. Tu m'as regardée. Tu m'as regardée si profondément

que ton regard bleu est entré là où personne n'était jamais allé, même pas

moi , non, même pas moi. Ton regard a touché ces étendues désolées et jeunes

qui s'étaient fatigué de crier. Et tu les as chauffé comme un soleil. Tu les

as porté dans le creux de tes mains - doucement, doucement , comme un oiseau

fragile - et j'ai su que ce toucher, nous l'attendons toute notre vie, même

si bien rares sont ceux d'entre nous qui le reconnaissent suffisamment pour

partir en quète.

Oh, mon frère. Je ne sais combien d'âmes tu as ainsi réchauffé, de ta

tendresse transparente. Quel interminable collier de perles tu as composé,

au fil des années. Combien de fleurs tu as fait éclore, dans les coeurs

meurtris de tes frères humains. Des centaines, des milliers. Toucher après

toucher. Attention après attention. Ils seront tous là, au dernier jour,

pour te composer une haie d'honneur, te porter à leur tour, dans la joie et

l'affection.



Mais aujourd'hui que c'est à ton tour de crier, à ton tour de tendre les

mains, qui aura le courage de les prendre ?



Je te vois. Debout sur la rive d'un fleuve, seul, tu regardes l'autre rive -

l'autre rive où se tiennent tous les gens. Tu as le sentiment que tu peux

les rejoindre, les toucher , les abreuver de ton amour - mais que personne ,

jamais, ne pourra traverser pour te rejoindre toi. Tu te sens condamné sur

cette rive du fleuve, à jamais isolé. Mon frère ...Personne n'a jamais osé te

regarder droit dans les yeux, et pénétrer dans tes étendues perdues.

Personne ne s'en est jamais vraiment soucié. A te voir si généreux, qui pouvait

penser que tu souffrais autant ? Qui demande au soleil s'il a froid ?

Personne n'a jamais osé , et toi, tu n'as jamais osé demandé.



Je continue, jour après jour, à interroger le ciel . Les nuages qui

pleurent. Pourquoi n'as tu jamais demandé ? Pourquoi crois tu que tu n'as

rien à demander pour toi- même - toi qui porte le flambeau ?

Le ciel ne m'a pas encore répondu.

Il a fallu que le monde te fracasse, pour que tu avoues que peut être..toi

aussi...tu avais besoin des autres.



Moi j'ai pris une décision.

Je ne te laisserai pas croupir sur cette maudite berge isolée. Je m'en fous

des courants. Je m'en fous du danger, et d'être percutée par les troncs qui

passent à toute allure dans le fleuve. Tant pis si le fleuve risque de me

disloquer plutôt dix fois qu'une. Je ne te laisserai pas croupir là, seul,

debout dans l'immense solitude de ton coeur. Ce n'est pas juste. Il faut que

le monde soit un peu plus juste, enfin.

Je vais te rejoindre, mon frère.

Je sais bien que tu ne me laisseras pas arriver facilement. Parce qu'enfin,

si tu es là, seul, depuis si longtemps, c'est bien parce que tu n'as jamais

laissé personne arriver. Les gens ne sont pas si égoistes, non, pas si

égoïstes. C'est toi qui as peur d'eux. Alors il me faudra m'accrocher aux

racines. Serrer les dents.

Mais je vais te rejoindre, je te le promets.

Doutes de tout ton saoul, mon frère. Toutes mes armes sont prètes. Les armes

miraculeuses de la tendresse et de la paix. Parce qu'il est plus que temps,

plus que temps que le monde te rembourse un peu.



Ccile