Destination : 97 , Coupable ?


Du rôle de la fausse note dans la construction d’un monde meilleur

Mesdames et messieurs les jurés, je viens devant vous défendre une cause que je pense capitale pour notre avenir.

Au nom d’une société policée, qui déteste la différence et décapite inexorablement tout ce qui dépasse, tout ce qui n'est pas conforme, au nom d’un pays qui exige la suppression de tous les particularismes, au nom d’une idéologie que je n’hésiterai pas à qualifier de pré fasciste et qui vise à nous imposer dans tous les domaines des normes de pasteurisation, certains, partisans de l’eugénisme sonore, exigent que l’art se coule dans le moule d’une illusoire perfection.

Qu’est-ce à dire ?
Il faudrait, à les écouter, que toutes les voix chantent dans la même direction, qu’on n’entende jamais rien d’autre qu’euphonie bêlante, que l’unisson prévale désormais sur la polyphonie, que les accords et les dissonances soient bannies au profit d’une soupe sonore lisse et inexpressive.

A-t-on peur que l’expression musicale, renforcée par ces accidents délicieux que sont les fausses notes, détruise l’harmonie factice de notre monde ?

Désire-t-on, je vous le demande un peu, que la musique ressemble à une mécanique bien huilée, dont tous les engrenages, parfaitement adaptés, tourneraient au millimètre dans un silence ouaté. Etrange paradoxe, considérez-le bien, que cette volonté conjointe de tout et de son contraire, de la musique et de sa négation même.

Et parlons-nous bien, mesdames et messieurs, de la même musique ?

Le frottement des archets, les grincements des pédales du piano, le souffle rauque qui s’échappe malgré lui de la bouche du saxophoniste au détour d'une envolée, les fausses notes, tous les incidents de parcours qui amènent l’improvisateur vers des chemins de traverse, tous ces sons passionnés qui échappent à leurs auteurs, qui émaillent les discours des musiciens profondément engagés dans leur art, ce sont eux, oui, ceux que l'on qualifie d'accidents, qui sont la chance de la musique, eux qui donnent au discours musical toute sa beauté, toute sa fragile humanité. Eux qui savent nous toucher, mieux que les sons léchés, parfaits, inhumains des interprètes-machines.

Sans eux, la musique ne serait que dormitive perfection. Sans eux, nous n’aurions pas besoin d’écouter une musique dont on saurait déjà ce que l’écoute nous en réserve.

Je me permets donc, dans ce plaidoyer que je veux volontairement vibrant, sonore, sauvagement libre, de défendre devant vous la liberté de la note de prendre des chemins buissonniers, d’échapper au créateur et à l’interprète pour inventer, sur l’instant, ces moments magiques qui nous ravissent.
Je fais le rêve, oui, je fais le rêve, d’une société affranchie de la norme qui étouffe, d'un monde qui permette aux obscurs, aux sans-grade, aux fa dièse et autres si bémol, de s’exprimer librement, même en do majeur ; une société qui arrête de stigmatiser celui par qui le scandale arrive, je veux nommer le malheureux musicien qui a mis le doigt à côté ; qui l’élève au contraire au rang de créateur de l’éphémère.
Je plaide devant vous, non seulement la mise en liberté non conditionnelle permanente de toutes les notes qui s’échappent, mais également, mesdames et messieurs, je souhaiterais que vous décidiez de demander avec moi, l’institution d’une peine symbolique pour toute personne qui emploiera désormais le terme de « fausse note » à la place de « note libre », ainsi que l’éradication définitive du dictionnaire des mots « couac » et « canard ».

Nul doute, mesdames et messieurs les jurés, que, conscients de ce que l’espoir d’une société libre et colorée est entre vos mains, vous ne sachiez prendre, au terme de votre délibération, les décisions qui s’imposent.
D’ores et déjà, je vous en remercie.

Christine C.