Destination : 27 , L'incipit d'Antoine B.
Son dernier train
Après la seconde guerre mondiale, les trains recommencèrent à rouler. Pour une Parisienne solitaire, c'était un spectacle plein d'espoir. Elle prit donc l'habitude de se rendre tous les jours à la gare, d'écouter leur sifflet, d'en respirer la fumée, d'observer le chef secouer son drapeau rouge, les mécaniciens noirs descendre des locomotives et les passagers sortir des wagons.
Des hommes ou des femmes à la figure rougeaude, à l'allure empruntée, arrivaient dans la capitale. Ils portaient péniblement des valises lourdes et des ballots rebondis. Son imagination faisait une incursion du côté d'un petit trois-pièces du Boulevard Magenta, où toute une tablée allait pouvoir enfin déguster des produits frais de la campagne au goût presque oublié. Les agents du chemin de fer circulaient de bureau en quai et de quai en bureau et s'interpellaient. Une voix avertissait d'un prochain départ. Des familles se précipitaient pour monter. Ils se tenaient près les uns des autres, de peur de se perdre, barrant ainsi le passage aux autres gens.
Elle se contentait de contempler la vie qui grouillait autour d'elle, les silhouettes de ceux qu'elle croisait ou qui la bousculaient. Depuis la veille, l'accès au quai était difficile, l'administration des chemins de fer et la police canalisaient la multitude. Des regards angoissés se tendaient vers les rails, dans le lointain. Des visages graves se tendaient vers les fenêtres des wagons et des mains vers les vitres baissées. Derrière celles-ci, d'autres visages, émaciés, d'autres regards, en creux, d'autres mains, décharnées, ceux d'ombres que la vie habitait encore, bien que faiblement. Et tous se cherchaient, et elle le cherchait.
Chaque jour, elle revint, assistant à des scènes déchirantes. Les yeux emplis de larmes, elle s'essuyait de son mouchoir pour ne pas perdre une opportunité de percevoir le miracle, là, quelque part au sein de la foule. Plus elle était témoin de retrouvailles, plus elle croyait en son retour. Bientôt, il serait devant elle, amaigri, vieilli, mais elle aurait chaud dans ses bras, elle s'endormirait à ses côtés et leur belle aventure reprendrait son cours, abolissant le souvenir de ces cinq années d'attente.
Les convois qui rapatriaient les prisonniers, les déportés, en provenance d'Allemagne devinrent plus rares. La population était avisée qu'on en prévoyait encore quelques-uns. D'autres femmes qu'elle, des épouses, des mères, lui adressaient parfois la parole mais elle se confiait peu. A leurs questions, elle ne prodiguait que des réponses laconiques, un bref oui ou non qui décourageait ses interlocutrices.
Le jour vint où les trains revenant de l'enfer étaient tous arrivés, où son espoir fou se transforma en désespoir.
Le lendemain, je m'élançais avec armes, bagages et enfants vers la Gare de l'Est, en partance pour la Lorraine. Le haut-parleur annonça que, par suite d'un accident sur la voie, le train à destination de Nancy ne pouvait quitter Paris. Un brouhaha de déception se fit entendre, les voyageurs coururent dans tous les sens. J'entendis un employé de la Compagnie dire qu'une femme s'était jetée devant les roues du train précédent.
Les enfants s'impatientaient mais je n'avais plus le cour au voyage. L'information m'avait bouleversée. Les trains avaient tellement charrié de malheur en ces années de guerre que les souvenirs m'assaillaient et que je devais me contrôler pour ne pas éclater en sanglots. J'entraînais les petits vers la sortie en contenant mon émotion et, pour calmer leur impatience, leur fit cette promesse : « Mes chéris, un jour, nous prendrons des trains qui partent ».