Destination : 41 , Trouvailles inattendues
Gino
A Eours, l'Italien vient de mourir ! La nouvelle a fait sensation ! C'est presque une bonne nouvelle. Dans ce petit village de la Drôme, dominant un panorama grandiose, une petite maison s'est libérée de son unique habitant. Elle va enfin respirer par sa porte et toutes ses fenêtres l'air pur des montagnes.
On s'interroge sur l'éventuel héritier. Madame le Maire apprend du notaire son identité. Ce Gino, quel excentrique, Il a déshérité son frère et ses neveux ! Il a légué tous ses avoirs à la fleuriste qui tient la boutique en face du cimetière, « au pays », dans la bourgade de Toscane où sont enterrés ses parents, à charge pour elle de fleurir sa tombe. Car le corps de Gino retourne au pays. Eours ne lui rendra pas les honneurs.
Mais les méritait-il ? Dans ce village provençal éminemment pittoresque, tous avaient honte de l'Italien. La fleuriste est arrivée et visite les lieux avec Madame le Maire. Elle pousse un cri d'effroi, n'avance pas plus loin dans la propriété et s'exclame : « Débrouillez-vous en ! Je vous donne carte blanche ». Sans autre forme de procès, elle reprend la route de sa Toscane.
Moi aussi, j'ai poussé un cri d'horreur lors de notre première visite au « mas de l'estranger ». Mon compagnon, plus aguerri, a tourné autour de la construction, a mis le pied dedans, bien qu'avec difficulté, et l'a jugée saine. Si le prix est suffisamment bas, il se dit prêt à l'acquérir. J'ai beau le raisonner, il voit l'aspect financier et la situation exceptionnelle de la propriété. Je finis par me ranger à ses arguments mais crains les mauvaises ondes.
Ca y est. Nous sommes les nouveaux propriétaires du maset. Aujourd'hui, nous sommes une dizaine, des villageois et des copains, qui poussons les brouettes, chargeons un camion qui part aussitôt, faisons une navette incessante, chargeons le deuxième camion. Il est neuf heures du matin. Aurons-nous fini vers dix-neuf heures ce soir ? Je commence à en douter. Gino est parti dans l'au-delà, laissant derrière lui ses bagages, des tonnes d'immondices. Mon compagnon est fou, je me demande s'il a pris toute la mesure du travail entrepris.
Le soleil chauffe et nous aspirons tous à une pause. Je prends la voiture et reviens de chez Caroline avec une table de camping, des vivres et des bouteilles fraîches. Les langues se délient. Et Gino par ci, et Gino par là ! Personne n'a jamais su ce qu'il avait pu trafiquer sur son terrain, avec ses trois bétonneuses aujourd'hui inutilisables, son vieux tracteur maintenant couché sur le flanc et recouvert de broussailles. Il y a longtemps qu'il ne sortait plus que pour faire quelques courses à la supérette la plus proche. Personne ne pénétrait jamais chez lui. Il recevait très peu de courrier et sa boîte aux lettres était au bord du chemin, loin de sa porte d'entrée. Le facteur ne le voyait jamais. En fait, il était resté seul au village abandonné, jusqu'au jour où une communauté s'était installée à Eours dans les année soixante-dix et l'avait fait renaître.
Nous nous remettons à la tâche. Les interpellations fusent : « Regarde-moi ce fauteuil tout pourri ! » « Ah ! bah ! dis-donc, qui aurait pu penser qu'il y avait une carcasse de 2 CV là-dessous ! » « Vous avez vu, un vélo de femme ! Eh, eh, il aurait eu une galante ? ». Une femme qui serait venue rejoindre l'homme esseulé ?
Je rêve de Gino, je n'ai jamais vu de photo, j'imagine un homme brun, hirsute, tout barbu, tout poilu, un qu'on n'aimerait pas croiser à la lisière d'un bois, pas très loin de l'homme de Cro-Magnon.
Munie de gants, je prends à pleines mains un tas de broussailles épineuses et découvre ainsi une bâche très endommagée, desséchée par la canicule. Puis, je soulève la bâche qui se répand en miettes et me penche pour ramasser un livre, un livre non, un album de photographies. J'ouvre la couverture. Les photos sont passées, impossible de distinguer les traits des personnages. Je continue à feuilleter l'album. Au cour des pages, j'entrevois enfin un couple avec un bambin et une écriture encore lisible : « Papa, Mamma, Gino ». Plus loin, d'autres photos sont déchirées ; des personnages ont été bannis de l'album, tout comme l'air de la montagne de la maison de Gino, mais sous de nombreux clichés d'enfant, aux cheveux blonds et longs, en culotte courte, aux cheveux blonds et courts, en blouse d'école, en pantalon long, toujours les mêmes quatre lettres, G-i-n-o, Gino, Gino. Une écriture d'enfant ou d'adolescent !
Quel mystère ! Je ne songe plus à travailler ! Quel narcissisme ! Et pourtant, un jour, l'album a été jeté là, livré en pâture à la nature et partiellement épargné par un nouvel abandon d'une bâche, un objet qui est venu s'empiler sur beaucoup d'autres et enterrer à jamais l'enfance de Gino. Je décide de conserver cette relique. Je la restaurerai, je fouillerai dans la vie de Gino, j'irai en Toscane rencontrer la fleuriste et rendre visite au cimetière.
Certes, cette mort a rendu à la maison son souffle, mais si, moi, je dois y respirer, il me faudra délivrer l'âme de cet homme de tout ce poids, de ces tonnes d'immondices et de douleurs que la vie a accumulée pour lui, et lui rendre la légèreté de l'enfance. Je veux rendre à Gino la blondeur de son enfance. Je te le promets, j'écrirai ta vie à toi, l ' "estranger" !