Destination : 143 , Personnifications


CELLE QUE L'ON JETTE

J'attends patiemment dans la cuisine, comme toujours. Mon couvercle est derrière moi en compagnon modeste. Il se tient prêt. Je sais que le même sentiment d'angoisse nous envahit.

Le reste de l'appartement est vide. Tous les cartons ont été emportés. Pourquoi n'ai-je pas été rangée dans un de ces cartons ?

Elle a nettoyé fiévreusement les lieux durant deux jours. Je souris un peu : on n'efface pas tant d'années d'une vie avec de la lessive javellisée. Les murs aux papiers jaunis par le soleil gardent l'empreinte des encadrements de ses nombreux tableaux et gravures.

Elle arrive vers moi un énorme sac poubelle dans la main.

Non ce ne peut pas être çà, ma mort ! J'ai tant servi, tellement donné le meilleur de moi-même. Je le sais, je suis vieille à présent. Je suis cabossée. Le caoutchouc du couvercle a été grignoté sans pitié par les vapeurs des cuissons. Je ne brille plus. Mais je suis faite d'un acier inattaquable, indestructible. Je le jure par la puissance de cet acier, je peux encore être utile !



Le vaste sac en plastique sombre s'est échappé de sa main. Elle s'approche de moi et me caresse, le regard triste. Elle me saisit, comme on le ferait d'un enfant. Elle m'astique vigoureusement. Puis vient le tour de mon couvercle. Jamais elle ne s'est occupée de nous avec tant d'ardeur. Sa main se fatigue. Son labeur est vain. Les odeurs se sont incrustées.

Odeur du pot-au-feu son plat préféré, odeur du sauté d'agneau aux olives, odeur du porc au miel, odeur du boeuf bourguignon, ses plats les plus réussis. N'oublie pas les moules marinière, la roussette à la crème, le thon à la niçoise.

Te rappelles-tu comme nous avons bien travaillé, comme nous étions fières lorsque nous entendions depuis la salle à manger : « Mes compliments au Chef ! ».

Ce n'est pas possible, c'est injuste, tu ne vas pas te séparer de moi maintenant alors que tu vas débuter une nouvelle vie, là-bas cet ailleurs que je ne peux imaginer.



Mon couvercle me chapeaute fermement. Je n'entends plus ma voix. Telle une momie je suis emprisonnée dans des bandelettes de ruban adhésif gris métallisé. Craint-elle qu'un dernier cri m'échappe avant de disparaître. Les bons serviteurs meurent en silence.

S'il te plaît, rappelle toi le chant de ma soupape et les parfums qui flottaient dans la cuisine.



Y-a-t-il un paradis pour les cocottes-minutes ?



FIN

EVELYNE W