Destination : 158 , Tout ce que je sais c’est que je suis ailleurs* !


LA PRAIRIE

« Toi qui guette une proie, n'oublie jamais que tu es la proie de quelqu'un qui te guette ».



La prairie d'aujourd'hui n'était que le vague souvenir d'un champ de blé d'antan. Qu'importe ! Dès l'instant où ses semelles de chaussures de ville s'enfonçaient dans le meuble de cette terre, confiée à présent aux fantaisies de la nature, Colin retombait en enfance. C'est à dire que le haut, triste monsieur chenu qu'il était retrouvait ses huit ans, brassant les épis avec passion, mâchonnant avec délice les grains sans saveur, décapitant les coquelicots vagabonds et les tournesols égarés, s'allongeant, les bras écartés, au beau milieu de cette forêt dorée bruissante, fier de la trace barbare qu'il imprimait et plongeait enfin son regard dans l'énigme du ciel.

Il était sans peur sur sa terre.



« Si cette prairie m'appartenait, Albin ... » Il n'achevait jamais sa phrase. Albin invariablement répondait : « Mais enfin, Colin, tu as hérité de l'usine. » « C'est vrai » acquiesçait Colin la mine sombre. Le père avait légué l'usine au plus brillant, au plus travailleur, au plus impitoyable des deux frères.

« Tu as également reçu la maison ». La maison était une bâtisse élégante du 19ème siècle d'une vingtaine de pièces. « Évidemment » grommelait Colin. Rien à redire. Le père l'avait favorisé pour ses qualités.



Son frère cadet avait été un enfant fragile, comme le soupirait à longueur de temps la mère. Un poète, un musicien, bref un « bon à rien » résumait intérieurement Colin.

Le père lui avait abandonné une gentilhommière et quelques hectares de terres grasses qu'il avait peu à peu vendues par besoin d'argent et manque d'intérêt.



Restait cette modeste prairie. Cette satanée prairie qui tourmentait le riche, l'insatiable, l'envieux Colin.

Qui peut sonder les méandres de l'envie, piéger ses racines et extirper ce purulent furoncle de l'âme ?



« Mon chéri, ton frère ne possède plus que ce lopin de terre qui n'intéresse que les lapins de garenne et les mulots. Toi, tu es propriétaire de plusieurs réserves de chasse et je viens de t'offrir une île grecque. Sois enfin magnanime ! »



Colin dévisageait sa femme avec une interrogation amusée : Impossible de se souvenir qui, de son corps ou de son coeur, s'était desséché le plus vite. Colin devait bien avouer que le seul attrait de sa femme était la fortune que ses parents avaient, avec délicatesse et intelligence, déposée dans la corbeille de la mariée.

Ce hareng saur savait tout de même dire « magnanime » !

Colin avait décidé très tôt que les femmes étaient plus stupides que dangereuses.



Il voulait cette prairie, sa prairie, le champ de son enfance. Il l'aurait à n'importe quel prix. Tous les stratagèmes furent essayés, en vain. Malgré les viles manigances, les harcèlements, les chantages, son frère ne céda pas. Heureusement le ciel lui évita l'acte fatal en gratifiant son frère d'une diarrhée sanguinolente qui lui vida le corps jusqu'à l'âme en moins de quatre jours.

Le malheureux n'ayant pas de descendance, les forces lui ayant toujours manquées, Colin hérita donc des quelques biens de son frère et pu enfin fouler, en vainqueur, sa prairie sous les regards dubitatifs de son haricot sec de femme.



A Paris, dans un vaste bureau anonyme, une main inconnue et discrète peaufine le tracé d'une autoroute qui fait disparaître à tout jamais, mais quoi donc ? La prairie.

FIN

EVELYNE W