Destination : 225 , Mang’Ailleurs


L’armure

Yasuo, allongé sur une couverture à carreaux, regarde avec attention un lot de vieilles cartes postales, dénichées aux Puces de Saint Ouen.

Elles représentent toutes Tokyo à différentes époques.



Yasuo se souvient qu’un jour, gonflé par un incommensurable espoir égoïste, il a quitté sa femme enceinte, ses parents, ses amis, pour venir Paris travailler sa peinture et, qui sait, devenir célèbre.



Il abandonne les cartes postales et va s’assoir à sa table de travail. Il saisit son carnet de croquis, un fusain et dessine les pensées qui l’assaillent.

Le fusain s'active sur la large feuille blanche.

Une silhouette, de profil, grimpe un sentier escarpé.



"Yasuo ! Vous pourriez nous attendre ! Le temple ne va pas s'envoler, il est là depuis des siècles".



Je me retourne et je réalise, éberlué, que je guide un petit groupe de pèlerins.

Mais qu'est-ce-que je fiche là ? J'ai renoncé à la religion depuis longtemps.

De quel temple s'agit-il ? Je ne connais pas ces montagnes qui m'environnent.



"Yasuo ! la vieille Mitsuko s'est blessée à la jambe. Bientôt, il lui sera impossible de marcher. Nous pourrions peut-être nous relayer pour la porter ? Elle est si maigre que la charge ne sera pas bien lourde."



Je déteste les vieillards aventureux ! Me voilà encombré de la vieille Mitsuko qui m'agrippe fortement les épaules en grommelant ses prières.

C'est vrai qu'elle est légère. Elle me rappelle ma mère.

Sans doute, un jour, est-on obligé de porter un vieillard ...



Je lève un peu la tête, dans le jour déclinant, des grues passent en poussant des appels brefs.



"Yasuo, regardez ! Le temple !"



L'architecture fragile apparait auréolée par les derniers rayons du soleil. Les tignasses des pins semblent danser langoureusement. Des clochettes annoncent le temps de la méditation.



C'est plus fort que moi, des larmes que je voudrais réprimer coulent abondamment.

Comme elle est oppressante cette armure dans laquelle je me suis enfermé. Cette armure, dont chaque pièce a été ciselée par la haine de soi.



Qu'ai-je pu peindre de vrai durant toutes ces années ?



"Pourquoi pleurez-vous Yasuo ?" me demande à l'oreille la vieille Mitsuko.



Sur la couverture froissée du lit, les vieilles cartes postales de Tokyo se sont organisées en îles.









EVELYNE W