Destination : 260 , Enmêmetempstisme
L'oncle et la tante
Mon frère et moi étions devenus orphelins à cause d’une l’effroyable épidémie de grippe. Nous aurions choisi n’importe quel enfer familial au placement à l’orphelinat.
On nous a raconté que ma tante avait dit en se tenant bien droite, les poings sur les hanches et le regard tranchant : « Les enfants de ma pauvre sœur seront désormais nos enfants ». L’oncle l’avait regardée longuement. Il avait débarrassé son couvert avec lenteur et était sorti fumer sa pipe et tout cela dans un silence de plomb qui s’était déposé définitivement sur les épaules de ceux qui mangeaient.
L’oncle était un colosse et je ne pouvais m’empêcher de penser, en le regardant à la dérobée, aux terrifiants géants des contes de fées. Ses mains surtout m’angoissaient. Des mains fortes, larges, qui souvent se refermaient en poing qu’il abattait sur d’innocents meubles qui avaient eu la sotte idée de se trouver sur sa route.
Il avait dû renoncer à son travail de forgeron et travaillait comme contremaître dans une entreprise de mécanique. Il était craint par les ouvriers et même le patron s’efforçait d’adoucir sa voix lorsqu’il lui parlait. D’ailleurs à la cantine il déjeunait à la table des cadres, en bout de table naturellement.
Il y avait un jeune voisin, un apprenti à l’usine qui un jour avait refusé un ordre de mon oncle et l’avait toisé avec arrogance. Mon oncle, devant tous, l’avait attrapé par le col de sa chemise, soulevé de terre, traversé tout l’atelier et l’avait jeté dehors comme un vulgaire sac de charbon. Le morveux lui vouait depuis une haine muette.
Après le dîner, chaque membre de la famille devait raconter à l’oncle le déroulement de sa journée. On se sentait intimidé comme devant monsieur le curé. En guise de bénédiction il distribuait des « C’est bien, continue » ou des « Cà ne va pas, tu vas me rectifier cela ».
Mon frère, incapable de supporter cette autorité despotique, avait accepté un apprentissage chez un boulanger. Malgré le travail harassant il était plus heureux que chez l’oncle.
« Odette raconte-moi ta journée » J’ai les mains croisées dans le dos et ma voix s’amenuise
« J’ai vu un grand malheur en rentrant de l’école » Les larmes me montent aux yeux. Le regard glacé de mon oncle fouine dans ma tête.
« Près du hangar de la ferme des Fournier, il y a un pauvre chien blessé qui essaie de se cacher. Des garçons lui lancent des pierres en riant. C’est certain il va mourir » et j’éclate en sanglots, j’avais le cœur trop lourd.
L’oncle se lève de son fauteuil. Je protège ma figure avec mon bras car je sais qu’il n’aime pas que l’on pleure devant lui. Il lance « Je vais avec Odette à la ferme des Fournier »
Si vous aviez entendu avec quelle douceur il a siffloté en s’approchant du chien, vu avec quelle tendresse il l’a pris dans ses bras de géant.
Le fils Fournier, le morveux, l’apprenti de l’usine est arrivé en se moquant de nous. « Alors la terreur, on devient une chiffe molle pour un chien errant ».
« Odette, tu vas porter le chien quelques instants afin que j’écrase la face de cet avorton »
Sa voix faisait trembler l’espace. Je n’ai pas eu à porter le chien, le moqueur a détallé en faisant des gestes obscènes.
Lorsque nous sommes rentrés à la maison, ma tante a dit « Odette, il faudra que tu choisisses un nom pour ce chien ».