Destination : 296 , Identités
Une place gratuite
« Présentez-moi votre papier d’identité ! » Il a dit cela d’une voix forte, ferme, avec des pointes d’acidité et d’agressivité. Il est vêtu d’un costume noir et porte une cravate noire sur une chemine d’un blanc rayonnant. Il a une carrure impressionnante et de longues jambes très maigres. Je le trouve ridicule et malsain.
« Vous n’avez aucun droit de me demander mes papiers d’identité » Je m’étonne de mon aplomb. Je suis plutôt timide et lâche en général.
Il beugle « J’ai tout les droits, votre papier d’identité ! »
Des regards apeurés, inquiets, se tournent vers nous. Je commence à rougir, à suer.
« Avez-vous demandé les papiers d’identité à d’autres personnes qui, tout comme moi, font la queue pour entrer dans ce théâtre ? »
Il se frotte les mains avec vigueur et me fixe d’un regard féroce.
« C’est un contrôle aléatoire. Si vous refusez de me montrer votre papier d’identité, je vous fais embarquer ».
On chuchote autour de nous. Tout près, une voix fluette et douce me dit : « Vous allez avoir des ennuis, faites ce qu’il vous dit ».
Les pensées tournent très vite dans ma tête : elle a raison pourquoi ne pas montrer ma carte d’identité ? Je n’ai rien à cacher, en finir avec cette situation aberrante et oppressante, … le droit est de mon côté, je n’ai commis aucune infraction, je faisais paisiblement à queue lisant un journal inintéressant que l’on m’avait tendu en sortant du métro, … »
Je suis estomaquée, il a saisi violemment ma sacoche, l’a ouverte et s’apprête à vider son contenu sur le trottoir.
Je m’affole, c’est un fou et je sens que personne ne viendra à mon secours « D’accord, rendez-moi ma sacoche, je vais vous montrer ma carte d’identité ». J’ai l’impression de vivre un cauchemar. Je voudrais vite me réveiller.
Il regarde mon papier d’identité avec une attention pleine de méfiance : « C’est vous là ? » « Évidemment ! avec quatorze ans en moins. On change vite surtout à nos âges ». Je quémande un peu d’indulgence. Il me répond par un rictus féroce. « Vous êtes née quand et où ? » « C’est marqué noir sur blanc » j’ai failli ajouter « Vous savez lire ? » « Je voudrais vous l’entendre dire ! » Je clame ma date et mon lieu de naissance. « Bizarre comme lieu de naissance ». L’énervement me gagne « C’est une petite ville d’Allemagne » Il prend la foule à témoin « Je comprends tout : vous êtes une étrangère. Voilà pourquoi vous refusiez de me montrer votre papier d’identité. » J’hurle « Je suis française, de père et mère français. On a toujours été français dans la famille, sauf si vous considérez que d’être d’origine bretonne vous classe comme étranger » Je pousse un rire étranglé. Personne ne rit avec moi. « Faites la maligne, pourquoi êtes-vous née en Allemagne et pas en France comme tout le monde ? » Une grande vague de fureur m’envahit. Cet abruti ne connait pas son histoire avec un grand H. 1946, la France, l’Angleterre, les Etats-Unis, l’URSS, ont occupé d’Allemagne vaincue. Je suis née en zone française d’occupation.
Je cris vaillamment à l’assistance avec une fougue à la Mirabeau : « Qui est né à l’étranger ? » timidement plusieurs mains se lèvent et même, incroyablement, celle de mon tourmenteur.
Il m’empoigne les épaules et m’embrasse avec force sur la joue. « Vous avez été parfaite ! Mesdames et messieurs, je vous demande d’applaudir bien fort cette personne qui m’a brillamment donné la réplique et à qui j’ai le plaisir de remettre une place gratuite, au premier rang, pour le spectacle « Identités » qui se donnera ce soir, dans ce théâtre ».
Evelyne Willey