Destination : 89 , Afer Adagium
J'irai tout droit
J’irai tout droit
Demain, je pars. Je prendrai mes deux cannes, la neuve que m’a offerte mon fils, quelque années avant sa mort, et la vieille, celle dont je me sers. J’emporterai le gilet gris, tricoté par Suzon, même si je ne peux plus l’enfiler à cause de mes douleurs aux bras. Je n’oublierai pas les lunettes de rechange, celles avec du scotch, qui me font voir le monde à la David Hamilton.
Demain, je traverserai tranquillement la cour, en évitant de faire crisser le gravier pour ne pas alerter le concierge qui garde la fenêtre ouverte, été comme hiver. Je franchirai le portail qui nous sépare de l’extérieur et je prendrai le chemin à gauche, surtout pas la route, trop dangereuse, parait-il. J’essaierai de ne pas me retourner. Mes cervicales bloquées m’en empêchent de toute façon.
J’aurai certainement un pincement au cœur, en laissant derrière moi Momo, l’Africain, mon vieil ami secret. Je dis secret car il ne le sait pas. Je l’ai tant écouté, tant admiré en cachette, cet homme qui n’a jamais connu le pays de ses parents et qui en parle si bien. J’aurais aimé lui ressembler. Je pense que, finalement, ça va l’impressionner de voir de quoi je suis capable.
J’aurai sans doute aussi, un peu peur. Pourtant, c’est décidé, il faut que je parte. Est-ce raisonnable, est-ce lâche? Demain, je ne me poserai plus de questions. J’irai tout droit devant moi.
D’une certaine manière, je n’ai pas le choix. Depuis plusieurs années, les souvenirs sont si présents qu’ils remplacent la réalité. Notamment celui du jour, où, enfant, je m’étais juré d’être libre et courageux, coûte que coûte. Libre comme les héros de mes lectures. J’avais craché par terre et je m’étais serré la main en guise de serment.
Devenu adulte, j’ai vu les évènements s’enchaîner si vite, les êtres se multiplier autour de moi en un réseau si dense, que l’envie, voire l’idée de liberté ne m’a plus effleuré.
A l’aube de la vieillesse, j’ai eu le tout le loisir d’y réfléchir et j’ai eu l’amer sentiment d’avoir raté ma mission.
Mais, il n’est jamais trop tard, n’est-ce -pas? Comme le dit Momo: « C’est au bout de la vieille corde qu’on tisse la nouvelle . »
En même temps, c’est dommage pour la fête d’anniversaire que m’avaient préparée en douce, les pensionnaires. Ca va les décevoir. Mais je suis sûr qu’ils ne gaspilleront rien et s’en mettront plein la lampe sans moi.
Et puis le doute n’a plus sa place dans ma nouvelle vie. Celle de la découverte du monde, celle de l’aventure, de l’exaltation que procure la liberté. Je prends, je signe, je confirme, je paraphe toutes les pages et je m’en vais.
Car demain, j’ai cent ans et je me fais le cadeau impensable de faire battre mon cœur comme si j’en avais dix.
Ce sera mon dernier caprice.