Destination : 122 , Changer la vie
Le camping-car (suite de la prothèse)
Monsieur D sort de sa douche, regarde les murs de sa salle de bains, son plafond voûté et hausse les épaules. Il recherche en lui la satisfaction des premiers jours, la fierté d’avoir créé cette ambiance de hammam, il scrute les moindres recoins à la recherche d’un défaut qui lui aurait échappé mais il n’a laissé aucun détail au hasard. Cette pièce est réussie, elle est très belle. Il le sait mais n’arrive plus à en être fier.
Il se regarde dans le miroir puis il regarde sa cuisse qui s’atrophie de plus en plus malgré les exercices physiques réguliers, les séances de kinésithérapie, il ne comprend pas. Il tâte sa hanche, elle n’est pas bien épaisse, il sent l’étrangère à travers sa peau, c’est elle la responsable de sa douleur, elle qui userait à nouveau cette hanche en frottant trop fortement sur le bassin, enfin peut être…
Il entre dans le dressing, prend ses sous-vêtements, cherche en vain le tee-shirt gris clair qu’il aime tant.
« C’est drôle comme on peut s’attacher à des vêtements sans raisons particulières. Bon, il est où ce tee-shirt ? Ah tiens, voilà mon jean, pas repassé évidemment. Décidément, Sophie ne s’occupe plus de la maison comme avant, surtout s’il s’agit de mes vêtements. »
Il aperçoit le tee-shirt dans la pile des vêtements à repasser, tout au fond, il soupire et installe la table à repasser, branche le fer. Il est encore très maladroit avec cet appareil, il a toujours peur de faire brûler quelque chose mais il apprend. Il regarde son tee-shirt, se dit qu’il aurait besoin d’autres vêtements et ses épaules se font plus lourdes. Il repose le fer à repasser, il a mal partout, ses articulations le font souffrir, sa hanche est douloureuse. Pourtant il était plein de bonne volonté et d’entrain en ce dimanche matin. Il avait prévu d’emmener ses enfants pique-niquer près du Verdon et de faire une descente des gorges, à tout le moins, une belle balade en kayak. Pour une fois que son fils chéri est là, ils auraient pu se mesurer entre hommes comme ils aiment à le faire sous les encouragements versatiles d’Aurore…
« Divorcer ? Oh non, ils aiment bien trop ses enfants pour risquer de les perdre. Bien sûr il pourrait demander à avoir leur garde ou une garde alternée »
Mais… il est si démuni en ce moment, il ne se sent plus capable de rien. Déjà s’acheter des vêtements lui parait si compliqué, alors s’occuper de ses enfants à plein temps… Non, il ne sait pas faire ça et puis, et puis…Sophie, il l’aime encore malgré toute la souffrance endurée. Et puis, c’est quoi aimer finalement : avoir besoin d’elle, paniquer à l’idée de la perdre, vouloir qu’elle soit avec eux. Oui, c’est ça il en est sûr, mais…mais il manque quelque chose dans cette histoire, il sent obscurément qu’il a envie d’autre chose et ça l’inquiète. Il a déjà tant souffert et tant fait souffrir sans le vouloir, il souffre tant en ce moment que tout lui fait peur et tout se mélange.
Et puis fouiller dans son passé, dans son histoire, il se dit que ma foi, ses parents ont fait ce qu’ils ont pu, qu’il ne pourra pas changer son histoire. Il a vécu comme ça, sans voir l’amour autour de lui, sans en recevoir beaucoup, qu’est ce que ça changera d’en parler à un psy ? Oh par moment, monsieur D se dit que ça ne pourrait pas lui faire de mal d’en parler à quelqu’un, de poser là son paquet mais il s’est habitué à sa vie alors…Oui peut être un jour, il prendra le temps, il réfléchira sur ses envies et tentera de…comment dit-elle déjà Lucie ? Ah oui, se consoler, non, consoler le petit garçon en lui. Drôle d’expression tout de même, mais avec elle il n’en est plus à une étrangeté près ! D’ailleurs, que vient-elle faire là, Lucie ? Il devrait lui téléphoner mais ah quoi bon ? Pour se disputer alors qu’ils ne se disputent jamais, pour ne même pas apprécier les moments passés avec elle, peut être même pas être capable de….Non, il va arrêter de penser à elle, c’est définitivement trop compliqué pour lui, il n’en est pas là, pour l’instant il ne sait pas aimer, surtout il ne veut pas. Décidément monsieur D n’a plus ni courage ni énergie ni désir d’aucune sorte, jamais il n’aurait imaginé qu’un jour il se trouverait dans une telle situation !
Il reprend son fer à repasser et termine son ouvrage sans conviction, le résultat lui parait acceptable. Il s’en contente désormais et hausse les épaules, une fois de plus. Il descend dans la salle à manger où il retrouve sa fille. Nans comme tout ado qui se respecte n’est pas encore prêt, tout de même il est déjà sous la douche à 8h du matin. Monsieur D note ce bel effort et cela le console un peu, il attaque son petit déjeuner avec un léger espoir.
Une heure plus tard, ils grimpent tous en voiture direction les Gorges du Verdon, ils ont environ 3 heures de route devant eux. Monsieur D s’en moque, ses enfants sont assez grands pour ne pas râler tous les quarts d’heure et lui se sent comme dans une bulle dans cet espace clos avec son fils et sa fille pour seule compagnie. La route est bien dégagée, le ciel a mis ses habits de fête pour les saluer, le soleil ne brille que pour eux, monsieur D recommence à siffloter. La circulation est fluide, les seuls véhicules croisés sont des camping-cars, belges et hollandais pour la plupart. Il repère quelques véhicules français aussi sans trop savoir pourquoi. Certains sont stationnés au bord de la route, ils ont sortis leurs fauteuils et se sont installés en prévision du repas de midi. Tous ont l’air serein et détendus, un parfum de liberté se dégage de ces véhicules, monsieur D se surprend à les envier. Il en fait la réflexion à ses enfants, lesquels semblent partagés entre l’attrait de la nouveauté, du voyage et la peur de se retrouver à l’étroit dans ce genre d’espace, ça c’est surtout Aurore, une fille quoi se dit monsieur D en souriant cette fois !
Un fol espoir monte en lui. Et si le secret de sa libération tenait à une de ces boites sur roues. Le Verdon ne sera jamais aussi beau que ce dimanche là et ce n’est plus sur les femmes que ses yeux se posent mais sur les camping-cars ! Il se demande si c’est l’approche de la quarantaine qui limite à ce point là sa libido mais soudain il s’en fiche totalement. Une seule chose l’intéresse : la liberté qu’il va conquérir en s’achetant quelques mètres carrés mobiles et tout confort. Il se voit déjà au volant, seul dans cet espace clos parcourant les routes de France et peut être d’Europe. Oui, il va le poser ce congé sabbatique, lui l’ancien chef d’entreprise goûte sans remords aux avantages du salariat et de son compte en banque soigneusement approvisionné durant toutes ses années de labeur.
Sur la route du retour, il s’arrête devant un beau et vaste camping-car et discute avec les propriétaires. En à peine un quart d’heure, il découvre un autre mode de vie, note quelques informations et adresses et sent sa curiosité augmenter encore. Soudain, il est pressé de rentrer et de se renseigner sur les différents modèles, les obligations et les possibilités offertes par ce véhicule. Il sent le projet grandir en lui et ça lui donne des ailes. Il sourit intérieurement : s’être bâti 3 maisons et ne voir de salut que dans un camping-car, il trouve cela savoureux !
Alors monsieur D s’informe et s’organise, il réfléchit au type de véhicule dont il aura besoin et investit sans plus tarder. Il établit le budget, celui dont sa famille aura besoin pour vivre en son absence, celui qui lui sera nécessaire pour se déplacer et vivre durant ce temps et se dit que c’est parfaitement possible sans mettre en péril son équilibre financier. Il choisit un véhicule neuf de gamme moyenne qui lui permettra d’emmener ses enfants et d’avoir une grande autonomie. Il veut pouvoir voyager tranquille, sans être obligé de se rendre sur une aire aménagée tous les jours. Ensuite il prend rendez vous avec son employeur, lui explique son projet et pose son congé sabbatique. Il se montre si résolu que son directeur accepte sans réserve et l’encourage même.
Après quoi il informe sa femme de sa décision, il va partir en camping-car pendant 6 mois, il repassera dans la région régulièrement pour voir les enfants. Il a pris les dates des vacances scolaires durant lesquelles Nans et Aurore pourront le rejoindre s’ils le souhaitent. Il explique également qu’il a approvisionné le compte bancaire et qu’en cas de problème particulier il restera joignable sur son portable ; le reste du temps c’est lui qui téléphonera. Il s’est engagé à appeler les enfants à dates et heures fixes toutes les semaines. D’ailleurs ils sont au courant et après avoir un peu râlé, ils sont plutôt fiers de l’idée originale de leur père. Ils sont même impatients de le voir partir pour le suivre tout au long de son périple, l’entendre raconter les pays traversés, les aventures vécues…Ils ont déjà calculés combien de temps les séparait des prochaines vacances et repérés où ils iraient rejoindre leur père.
Madame D commence par lui reprocher son égoïsme, s’énerve puis s’arrête net. Elle vient de réaliser que son mari ne répond pas à ses reproches et que les enfants sont associés à ce projet. Elle comprend tout est planifié depuis des mois et que la décision est irrévocable. Alors monsieur D peut enfin lui dire que ce voyage est une nécessité vitale pour lui et pour eux, qu’il ne sait pas ce qui se passera durant ces 6 mois. Il n’a aucune idée de l’évolution possible de leur couple, ni de la sienne, il sait juste qu’il a besoin de vivre cette aventure et que rien ni personne ne l’arrêtera.
Pendant six mois, monsieur D fait le tour de la France, va en Allemagne, en Pologne, en Lituanie, il descend en Slovaquie et en Hongrie et rentre par la Slovénie et la Suisse.
Monsieur D entame son périple par un tour de France puis gagne l’Allemagne. Ses enfants le rejoignent à Munich, ensemble ils traversent le pays jusqu’à Berlin. Peu à peu dans cet espace réduit, ils deviennent plus attentifs les uns aux autres. Monsieur D se met à observer ses enfants, à les écouter, à son tour il leur parle de ce qu’il commence à découvrir. Ensemble ils s’intéressent à l’histoire de ce pays et à son architecture. Vient le moment de la séparation et monsieur D ressent un moment d’immense solitude. Il hésite durant quelques jours à poursuivre son voyage. Pourtant il sent que quelque chose est en train de changer en lui et finalement il décide de poursuivre l’aventure. Il prend régulièrement des nouvelles de ses enfants et communique avec eux par le biais du tchat et de la webcam. En fait il devient de plus en plus présent dans leur vie et apprend à s’intéresser aussi bien à leur quotidien qu’à leurs rêves.
Il ne parle presque pas avec son épouse et il s’habitue progressivement à vivre sans elle. Lui manque-t-elle ? Il ne saurait le dire, il apprivoise cette absence et se confronte enfin à lui-même. Il traverse d’autres pays et prend le temps de rencontrer les gens. De jour en jour il s’intéresse un peu plus à eux, à leur façon de vivre. Il s’exerce à d’autres points de vue, s’initie à d’autres modes de vie. Monsieur D s’ouvre et regarde autour de lui.
Alors, fort de cette nouvelle solitude apprivoisée, il regarde en lui et commence à faire le point. Il se découvre et prend sa place dans le monde, dans sa vie. Au fil du temps qui passe, il gère son quotidien et se surprend à prendre soin des autres. Monsieur D a quelques jolies aventures et fait de bien belles rencontres mais finalement la plus belle c’est avec lui-même qu’il la fait.
Sur le chemin du retour, monsieur D. sifflote, il a retrouvé goût à la vie et sait ce qu’il veut. Il se sent capable d’une autre vie, capable d’en payer le prix et n’a plus d’hésitation sur le numéro de téléphone à composer...