Destination : 128 , Lierre au texte


ACCIDENT DE LA VIE PRIVEE

10 novembre 96, temps gris, ciel bas, le froid commence à s’installer même dans le Sud. Il avait déjà commencé à s’infiltrer dans ma vie, dans mon cœur, dans mes os.

Tu es parti depuis plusieurs heures, je ne m’inquiète pas, c’est ton habitude. Je ne suis pas tranquille pourtant, tu as peu dormi et ne devrais pas conduire avec ces médicaments abrutissants mais comme toujours, tu n’as pas voulu m’écouter. Un besoin plus fort que tout t’a poussé dehors et tu as pris le volant.



Hôpital Edouard Herriot, Pavillon G, chambre 10 au bout du couloir.

Coma traumatique grave avec Glasgow à 4, hémiplégie gauche et contusion du lobe temporal, l’hématome ne permet pas de voir les lésions, leurs étendues et localisations.



Il pleut, une pluie obstinée, serrée, grise. Une pluie obstinée et ta mère qui refuse l’évidence de la gravité, serrée au fond de la voiture ternie à force de me taire, je l’écoute. Il fait froid, j’ai peur et elle aussi, il fait froid et je déteste le périphérique lyonnais. Je ne sais jamais quelle sortie prendre, rien n’est indiqué, même les ambulanciers se sont accordés à dire qu’il faudrait être vigilant pour trouver la bonne sortie. Malgré nos efforts on a raté cette foutue indication à travers la pluie, la buée et le trouble de nos vies, nous voilà au beau milieu de Vaulx-en-Velin et ses immeubles hideux. Va falloir faire demi-tour mais où ? Faudra qu’on s’habitue aux demi-tours, nos vies vont devoir en faire encore pas mal.



Hémorragie cérébro-méningée diffuse avec inondations ventriculaires et multiples hématomes intra parenchymateux, pas d’image d’engagement. Petit épanchement pleural gauche, pas d’image de contusions hépatiques.



Tu es là dans ce petit lit blanc, j’ai longé un couloir vitré interminable ; les chambres sont ouvertes ici, les parois sont vitrées jusqu’à mi-hauteur. J’ai dû montrer patte blanche avant d’entrer, pour un quart d’heure seulement. Ta mère, ta tante et ton oncle, ta sœur attendent leur tour car ici c’est une seule visite à la fois. Tu ne dis rien évidemment et je ne sais que dire moi aussi. C’est bizarre de parler à quelqu’un d’endormi, c’est étrange de se dire que tu as l’air de dormir et que personne ne sait quand tu te réveilleras, ni comment ni même si tu te réveilleras. Bien sûr il ne faut pas en douter, paraît-il, mais ce n’est pas évident en te voyant ainsi. Elles m’insupportent maintenant, ta mère et ta tante avec leurs espoirs et leurs certitudes brandies en étendard autour de ta personne. J’ai déjà tellement espéré pour toi, là je ne peux plus.



Contusions oedémato-hémorragiques multiples, frontales antérieures droites et temporale gauche. Persistance de sang dans les ventricules latéraux, pas de dilatation associée.

Tu ne parles toujours pas, cette fois je suis seule ici, je veux dire que je suis venue seule, en train puisque c’est avec notre véhicule que tu as eu ton accident. Le véhicule est hors d’usage, il ressemblait à une voiturette sans permis, d’après ta sœur. Vu l’âge de la voiture et l’étendue des dégâts, il est préférable de le mettre en épave et de le détruire. Et toi ?



Examen de contrôle un an après le trauma crânien grave due à une dégradation neuropsychologique, importantes lésions séquellaires au niveau de la protubérance et du pédoncule cérébral, importantes lésions séquellaires temporales droites et frontales bilatérales atteignant à la fois la substance blanche et la substance grise.



Tu as changé d’hôpital, tu es passé de Lyon à Marseille centre de rééducation de Valmante. A chaque fois, nous avons eu à faire à des gens formidables, sérieux dans leur travail, motivés et engagés. Chacun a donné le maximum de sa compétence et de sa patience. Aujourd’hui, tu es debout et tu manges seul. Tu as retrouvé l’usage de la parole, tu as retrouvé une partie de la mémoire. Tous ces résultats sont inespérés mais nous n’arrivons pas à nous en réjouir.



19/11/98 compte rendu de bilan : monsieur C vit avec sa compagne et leur petite fille âgée de 2 ans. Sa compagne a repris une activité professionnelle, monsieur C est donc seul une partie de la journée, son activité se résume essentiellement à la lecture, la télévision, il sort parfois dans la cour et sur la place du village. Il ne peut être envisagé d’activité professionnelle pour l’instant mais monsieur C souhaite faire de l’informatique.



Impossible pour toi d’envisager la vie sans travail, impossible pour toi de continuer à te battre pour un peu plus d’autonomie. Je te regarde et je cherche l’homme que j’ai aimé, où sont ta prestance et ta distinction dans cet homme penché et voûté ? Tu ne parles que de ton passé, un passé lointain où je n’existais pas. Tu baisses les bras et moi je me bats seule avec le quotidien, la recherche de solutions. Je ne sais pas combien de temps cette situation durera, je m’éloigne. Toi, tu sens cet éloignement petit à petit et en souffres.



Février 99 bilan orthophonique : manque de tonicité jugo-labiale, côté gauche engourdi. Débit lent et haché gêné par une salive épaisse. Manque de fluence verbale, suit mieux les échanges rapides, attitude dépressive, nous travaillons actuellement la mémoire.



Tu as fait quelques efforts pour retrouver plus d’autonomie. J’ai tenté de te stimuler. J’ai continué à regarder le fossé se creuser entre nous. Progressivement tu es devenu encore plus jaloux qu’avant. J’ai envisagé la séparation pour nous protéger moi et notre fille. J’ai commencé à accepter de ne plus t’aimer. Le 15 décembre 2000, j’ai voulu partir, en mon absence tu as avalé tous les médicaments dont tu disposais dont près d’un gramme de morphine base. Je suis revenue quelques heures après et j’ai appelé les secours.



18/12/2000 Décès par œdème pulmonaire entraîné par une réassimilation du produit par l’organisme. Toutes les tentatives de réanimation ont été vaines.





Lola