Destination : 93 , 100 % paroles


"Je pense donc je suis"



- A quoi penses-tu mon ange ?

- Je ne pense à rien, je laisse mes yeux glisser sur le paysage.

- A quoi songes-tu alors ?

- Je ne songe à rien, je n'ai pas besoin de songer pour lire la nature.

- Tu sens bien quelque chose ?

- Oui, je sens les vagues de la route, les accélérations et les décélérations de la voiture qui rendent flou le contour d'une fleur ou s'attardent sur l'écorce des platanes.

- Tu penses que je conduis mal alors ?

- Si je pensais à ta conduite, je ne sentirais plus rien, la pensée étoufferait mes ressentis, je ne verrais même plus toutes ces choses et ces animaux.

- Tu pourrais me dire ce que tu vois !

- Si je dis qu'un arbre déraciné gît allongé le long de la voie ferrée, qu'est-ce que cela va changer pour toi ?

- Tout !

- Auras-tu seulement le loisir de regarder cet arbre ?

- Non ! Mais je pense que le vent du nord a dû être très violent.
J'espère que le pin aura résisté à l'assaut du mistral. Je l'ai trouvé bien branlant lors de la dernière tempête. Et puis je crains toujours l'incendie. Le débroussaillage a été mal fait cette année. Ces mimosas sont de véritables barils d'essence. Ne sens-tu pas l'odeur de la fumée ?

- "Quelle chose curieuse que ces associations d'idées !" Idées
stériles qui trompent, qui te rongent et brident l'acte de
contemplation.
Si je m'abandonnais à cela, mon esprit encombré ne saisirait pas la couleur de la falaise, l'aridité du plateau, le canal qui coule sous le pont. Quand je regarde en moi, je perds la notion de l'extérieur.
La nature ne peut se laisser emprisonner dans des raisonnements. Elle s'expose, s'offre aux regards. Je la vois et je passe.

- Alors tu ne penses à rien, tu ne sens rien, tu n'entends rien. Ca te sert à quoi de regarder tout ça ?

- Je garde les images, comme un livre garde les mots. Je garde l'idée de l'objet, sans la développer.

- Tu gardes tout ce que tu vois pour toi, tu ne partages rien et surtout cela ne t'évoque rien. Tu restes de marbre. Je me demande pourquoi la vie t'a donné un cerveau ?

- Pour me différencier des choses.
Je sens la chaleur du soleil sur mon bras. J'entends le sifflement du vent par la fenêtre entrouverte. Je me laisse porter, sans soulever de problèmes, sans questionnements, sans chercher le mystère des choses.

- Tu n'as besoin de personne pour cela. Tu aurais dû te marier avec les choses de la nature ou devenir ermite comme cet homme qui vit dans une de ces grottes des barres rocheuses de Roquebrune.
Prends le volant, je te ferai la conversation, tu ne t'ennuieras pas.

- Non, quand je conduis j'observe la route, les lignes de fuite, ce long ruban noir qui file jusqu'à l'horizon en point de mire, jusqu'à l'endroit où les deux rangées d'arbres se rejoignent.

- Tu penses donc à la route.

- Non, je suis comme un spectateur passif. Si je ferme les yeux la route n'est plus. Je me concentre sur l'image de la route et des choses qui pourraient y apparaître sans me laisser distraire par des pensées.

- Alors tu n'existes pas. Rappelle-toi Shakespeare.

- Descartes ! Shakespeare, lui, a dit "to be or not to be"

- Yes ! Sorry my darling !

- La route existe, elle ne pense pas.

- Et toi tu es, parce que tu penses, mon amour.

Mireille