Destination : 55 , La mort nous va si bien
Les feuilles mortes
Il restait encore quelques kilomètres, encore quelques virages entre la falaise et le torrent, encore quelques minutes avant de se caler devant un bon feu. Les essuie-glace qui chassaient l'eau du pare brise depuis que nous avions quitté la vallée de la Durance commençaient à peiner un peu. La première neige de la saison tombait lourdement dans la lumière des phares. Mouillée comme elle était elle ne ferait sûrement pas long feu. Elle hésitait encore entre deux états, une sorte de boue transparente et grumeleuse qui collait à la route. La fatigue du trajet et la joie légère et puérile due à cette neige, inattendue en ce début d'Octobre, nous tenaient silencieux depuis une vingtaine de minutes.
- "Je sais pas ce qu'on pourra faire demain … "
- "Ouais. … Si ça tombe comme ça toute la nuit ça risque de se transformer en tournoi d'échec. T'as pas de bol mon pote, tu vas encore recevoir copieux."
- "Tu feras comme tu voudras mais moi j'irai quand même. S'il y a beaucoup de neige ça sera trop dangereux d'aller dans les barres mais il y aura de quoi faire dans les bois sous Pré-rond."
Pas étonnant de la part de Christophe cette réponse. Celui là il aurait pu aussi bien naître au néolithique. Non pas qu’il soit inapte à vivre en cette fin de XX° siècle, au contraire. La facilité avec laquelle il menait sa barque depuis qu’on avait partagé notre appartement d’étudiant, son goût pour le confort, pour la vie citadine et ses plaisirs, témoignaient d’une parfaite adaptation à son époque. Mais il lui arrivait souvent aussi de laisser derrière lui les lumières de la ville pour partir battre la montagne, l’arc à la main, le carquois garni de quelques flèches méticuleusement préparées. Pas beaucoup, une flèche devait suffire, « une flèche, une vie » comme il se plaisait à le répéter. C’était un vrai chasseur, un traqueur qui pouvait marcher des heures dans un silence absolu ou rester immobile une demi-journée. Il pouvait décider de contourner une montagne ; plusieurs heures de marche, juste pour être sous le vent de sa proie. Et il craignait par-dessus tout la « flèche de tripe », celle qui blesse mortellement mais qui laisse à sa victime l’énergie suffisante pour partir loin, se laisser mourir dans un buisson au seul bénéfice des choucas et des corbeaux. Je n’ai jamais vraiment compris ce qui motivait cette crainte, le sentiment très civilisé du gâchis de la vie volée pour rien ou la primitive appréhension de ne pas ramener sur son dos le fruit légitime de sa chasse.
Parfois il acceptait de s’encombrer d’un compagnon, à condition que celui-ci reste bien sagement à sa place et qu’il se plie aux contraintes que lui-même s’imposait : silence, endurance, patience. Je l’avais déjà accompagné une fois. Une journée inoubliable au cours de laquelle nous avions suivi un chevreuil 5 heures durant. Il l’avait repéré à l’odeur bien avant qu’on ne l’entende, il m’avait fait sentir de la main la chaleur laissée par le corps de l’animal, dans un creux entre deux jeunes mélèzes qu’il avait quitté quelques minutes plus tôt. Nous l’avions vu aussi, deux ou trois fois à moins de cinquante mètres, trop loin cependant pour hasarder un tir qui aurait risqué, au mieux de lui dévoiler notre présence, au pire de lui infliger cette odieuse flèche de tripe. Puis on l’a perdu. Et moi j’avais réussi mon examen. Je m’étais montré apte à endosser le costume d’ombre que lui même portait de façon si naturelle.
C’est pour ça que nous nous trouvions ce soir là, aux confins des Hautes-alpes et du Dauphiné. Pour une nouvelle chasse, au chamois cette fois-ci.
En arrivant dans la maison glaciale, un peu à l’écart du village, nous nous sommes dépêché d’allumer le feu dans le foyer qui avait été dressé par les occupants précédents avant leur départ ; une habitude de la maison qu’on appréciait particulièrement ce soir là vu la température. Nous avons vidé la voiture puis, pendant qu’il allait au cellier chercher une provision de bois pour la nuit, je me suis mis à déballer la nourriture et j’ai commencé à faire la popote.
- « Qu’est ce qu’on mange ? »
- « Pasta. Je prépare une sauce. Et j’ai pris des caillettes pour ce soir. Pour demain, un figatelli, du fromage et des fruits secs. Tiens, débouche ça et sers moi un verre s’il te plait. Et mets les assiettes, ça va être prêt. »
- « Des caillettes ? T’es passé chez le boucher de Montmeyan ? »
- « Non, en conserve. Super U. »
Nous nous sommes mis à table. Il était dix heures passées et nous devions nous lever à cinq heures pour être dans les bois au lever du jour. Nous étions un peu ensuqué par la route et la chaleur du feu nous incitait à finir de manger le plus rapidement possible afin d’aller dormir.
Quand j’ai ouvert le bocal de caillettes, il a reniflé en tirant la gueule :
- « T’as pas l’impression qu’elles ont tourné tes caillettes ? »
- « Tu crois ? ... Non tu délires. Le bocal était bien fermé, la date est bonne. C’est les herbes qui donnent cette odeur. »
- « Ben moi je trouve qu’elles puent. Vas-y, mange les si tu veux mais à mon avis tu ferais mieux de les bazarder. En tout cas moi j’y touche pas. »
- « Comme tu veux mon pote. T’as qu’à nous faire un petit café pendant que fais honneur à ce fleuron de la charcuterie provençale. Petit joueur ! »
Nous avons débarrassé, nous nous sommes servi le café, allumé une cigarette et il est allé jeter un coup d’œil dehors.
- « Bon. Grand beau. Ca m’aurait étonné aussi qu’elle tienne cette neige. Un peu prématurée la pauvrette, les arbres n’ont pas encore perdu leurs feuilles. En tout cas il va faire un froid de canard cette nuit, on a intérêt à bien charger la cheminée avant de se coucher.
Hé ! Mais qu’est ce qui t’arrive ? T’es plus pâle que ta tasse. »
- « Je sais pas. Rien, je suis cuit. J’ai un peu la gerbe, ça doit être ton pinard qui se venge de la température à laquelle on l’a bu. »
- « Tu parles. C’est les caillettes ouais ! Je t’avais prévenu. »
- « Mais non, elles étaient très bonnes. »
Je savais qu’il avait raison. Le simple fait de les évoquer m’avait causé une bouffée de sueurs froides et je commençais à entendre un millier d’abeilles qui me zonzonnaient dans la tête. Je me suis levé pour essayer de faire passer cette sale impression. Mes jambes me portaient à peine. Mais je n’avais pas l’intention d’admettre que j’étais victime de ma gloutonnerie ; surtout ne pas donner raison à son petit sourire narquois.
-« Je vais prendre un peu l’air. »
-« C’est ça. Et ferme la portes, on se pèle. »
Je suis allé m’accouder au bord de la terrasse, de moins en moins bien assuré sur mes jambes. J’avais envie de marcher un peu mais je me sentais déjà tellement mal que j’ai préféré rester en vue. Des fois que .... Je savais qu’il me surveillait de l’intérieur, et d’ailleurs, à voir sa tronche il devait penser la même chose que moi.
Le dos à la porte, face à la vallée qui plongeait vers le torrent et qui remontait ensuite, encore plus raide jusqu'à cette falaise immense, j’essayais de ne pas perdre pieds. Je luttais de toutes mes forces contre cette saloperie qui montait, qui montait. Les feuilles jaunies de quelques arbres en contrebas, encore luisantes de cette espèce de neige transparente, étaient très faiblement éclairées par la lampe de la pièce. Je fixais mon attention dessus dans une ultime tentative de me raccrocher à quelque chose. Elles se sont mises à briller de plus en plus, comme si la lumière en émanait directement.
De plus en plus. Elles semblaient éclairer les alentours.
De plus en plus. Elles grossissaient et leur éclat devenait aveuglant.
Et j’ai eu la certitude que j’allais mourir. Là. D’une conserve avariée !
Non c’est pas vrai. Pas maintenant merde. J’ai 26 ans.
Pas maintenant. J’ai à peine eu de temps de rencontrer Christel. Juste quelques sourires, quelques conversations bien sages, bien conventionnelles. Toutes ces promesses muettes. C’est elle, c’est sûr que c’est elle.
Non, c’est trop con. Elle ne connaît même pas mon nom, elle ne saura jamais ce qui m’est arrivé.
De plus en plus.
De plus en plus. Mille soleils morbides.
Mais je vais crever ! J’ai peur.
Juste au moment où j’allais tomber j’ai senti une main sur mon front, une autre qui pressait mon estomac et j’ai vomi. Une gerbe d’anthologie, éclatante. Je me vidais sur la terrasse à grands coups de diaphragme dans l’estomac. Et chacun de ces coups me faisait l’impression d’une bouffée de vie, d’une grosse goulée d’énergie. Je contemplais la tâche brune qui s’épanouissait à mes pieds comme une fleur, et j’y voyais la vie.
- « Vas-y lâche toi. C’est bien. »
Je reprenais pieds. Les feuilles s’étaient éteintes d’un seul coup. Et je me suis mis à grelotter. Castagnettes divines, adorables frémissements, magnifiques tremblements ; qu’il était bon ce froid qui tombait sur moi.
- « Bon. Ben tu vas rentrer maintenant si tu veux pas choper la crève. Je vais nettoyer tes petites cochonneries. »
-« Oui. Merci Tophe. Merci. »
A cinq heures du matin réveil a sonné. Christophe a ranimé le feu, il a fait un café.
- « Tu te sens mieux ? Tu m’accompagnes ou tu préfères pioncer ? Il fait super beau. »
- « Ouais, ça va. Je vais venir. »
Nous avons mangé en silence et nous nous sommes préparé. J’ai enfilé les fringues qu’il m’avait prises, elles sentaient le romarin, la terre. Il stockait ses vêtements de chasse dans un coffre plein d’herbes, sans les laver.
- « Hé, si tu vas dans la salle de bain tu touches pas au savon. Et pas de clopes. »
- « Ok, ok grand chasseur blanc. T’affoles, je vais pas te casser la baraque. »
Quelques kilomètres en voiture sous les étoiles, puis nous avons tourné sur une piste pour monter dans la forêt. Il s’est garé. En sortant de la voiture le froid nous a enveloppé, un bon gros froid qui augurait une superbe journée. Très haut au dessus de nous, la tête de l’Obiou commençait à se teinter des premières lueurs de l’aube.
Nous avons commencé à marcher, très lentement. Un pas. Un autre pas. Le silence. Les arbres étaient pétrifiés, la neige mouillée de la veille avait gelé sur les feuilles, les couvrant d’une pellicule de glace limpide.
Le jour se levait, les multiples tons de gris, prenant peu à peu de l’assurance, se démarquaient les uns des autres. Jaune, rouge, vert, orange, marron, l’automne nous entourait.
Christophe s’est arrêté à la lisière d’un bosquet de bouleaux et m’a fait signe de m’approcher.
- « Je vais contourner ce bois en descendant jusqu’au torrent et je vais aller me poster en bas de la combe. Tu vas attendre un quart d’heure et puis tu descendra tout droit à travers le bois. Doucement hein ? S’il y en a un là dedans il faut que tu me le pousse gentiment, pas que tu l’affole. »
Après son départ je me suis glissé dans le bois pour trouver un coin où me poser. Au bout de quelques mètres je me suis retrouvé en haut d’une toute petite clairière et je me suis assis sur mes talons. Le jour était levé maintenant, il n’y avait pas un souffle d’air. En face de moi à quelques mètres, un peu en contrebas, seul occupant de cette clairière, un jeune érable se dressait. Ses feuilles, dorées dans leurs écrins de glace, scintillaient sous les tout premiers rayons du soleil.
Soudain j’ai perçu un mouvement accompagné d’un petit bruit. Au sommet de l’érable, une feuille s’était détachée. Le gel nocturne ayant rompu ses dernières attaches, elle ne tenait plus que par une très fine pellicule de glace dont le soleil avait eut raison. Dans sa chute elle a heurté une autre feuille, qui s’est détachée elle aussi. De branches en branches, les petits chocs cristallins se multipliaient. En tombant, les feuilles accrochaient le soleil au passage, transformant l’arbre en une cascade chatoyante qui remplissait la clairière s’une musique céleste.
Le premier mouvement était fini. Un cercle de feuilles jaune orangées s’était déposé sur l’herbe givrée autour du tronc. Puis une autre feuille se mit à tomber, entraînant une seconde cascade. Puis une troisième. En quelques minutes l’érable avait perdu toutes ses feuilles. Il était nu, à quelques pas de moi, beau et fier comme une Vénus dont le voile viendrait de glisser à ses pieds.
En ce premier matin de ma nouvelle vie, la nature venait de me jouer un spectacle intime d’une infinie beauté.