Destination : 32 , Premiers instants
Re-Naissance
RE-Naissance
Par deux fois, je suis née.
La première, mise au monde par ma mère, ce que je ne conteste pas, mais je n'en garde aucun souvenir.
La deuxième enfantée par les lettres et les mots, inoubliable et qui m' amenée à la vie de l'esprit.
Les mots m'ont construite dès mon plus jeune âge.
D'abord les mots obligatoires, qu'il faut dire en société, récompense suprême pour des parents ravis devant leur petit rejeton savant.
Une carapace que je polissais de jour en jour, d'année en année, pour éblouir les supérieurs, attirer les amitiés, les amours parfois.
Mais ce n'était pas moi, seulement un robot à mon image, un non être.
Par bonheur, rien qu'une goutte d'eau de faux-semblants dans l'immensité de l'océan de l'imaginaire.
Les mots y nageaient par milliers, on pouvait y plonger sans contrainte, sans contrôle ni interdit.
Dans mon esprit impunément se déversaient l'ordure, l'indicible, le blasphème, la mort foudroyante pour autrui à cause d'une vétille.... mais aussi l'émerveillement, la joie d'être reine de ce royaume où tout était possible! Le bonheur inouï, la terreur insensée.
Et personne ne pouvait y pénètrer.... par la seule entrée possible, mon sourire angélique .
Très tôt, mes parents m'ont fait cadeau de livres sans trop de discernement. A 5 ans, j'ai reçu un très gros volume jaune des contes de Perrault dans la langue du 17ème, choix plutôt incongru :
"Oiseau bleu couleur de temps, vole à moi promptement" disait la princesse à son amoureux, victime d'un sort. Des choses les plus horribles s'en suivaient sans me faire sourciller.
D'abord on me l'a lu, puis je l'ai lu moi-même et relu en entier, ahanant sur des mots difficiles qui tentaient de se dérober à moi. Mais je finissais bien par les attraper, imaginer, inventer mon propre univers et commencer ma collection de mots, restés pour toujours mes amis, mes refuges.
Se sont succédés la vie du Maréchal Lyautey, Mermoz, Robin des bois, Rob Roy, révolutionnaire écossais, traduit de Walter Scott, choix tout aussi bizarres...
Cet immense effort pour une petite fille qui savait à peine lire, a scellé dans le sang mon pacte avec les mots.
Après cet exercice titanesque, dans le futur, je pourrais sûrement lire tout et n'importe quoi, ou presque.
Je n'ai pas de souvenir des foules de livres que j'ai dévorés ensuite, sans doute plus en rapport avec mon âge, mais j'allais toujours, même solitaire, un livre à la main.
D'autres apprenaient la vie dans la rue, la revendicant comme une qualité, ironisant que dans les livres, ce n'est pas la vraie vie.
Sarcasmes, méchanceté, jalousie, idéaux piétinés, ça apprend aussi à vivre.
Et puis j'ai été en mesure d'apprécier les mots avec d'autres. Je n'étais pas seule.
J'ai connu la joie de prêter des livres , d'en discuter passionement.
Mes petits bonheurs: les libraires, les bouquinistes, les bibliothèques, les puces!
Je me construisais un vivier de mots: romans, revues scientifiques, polars, science-fiction, journaux , etc...tout y passait et laissait ses traces, mot à mot.
J'ai découvert des perles, Cortazar dont le livre "Marelle"peut se lire par plusieurs entrées, Borgès, Pérec, etc... l'univers fantastique, fascinant et onirique de nombreux auteurs...
J'ai développé surtout un goût pour l'étrange: VOIR LES CHOSES AUTREMENT, c'est pour moi la vraie intelligence! Ainsi que l'absence de certitudes, le questionnement, l'intranquilité.
Ma collection de mots s'accroit toujours...
Un des voyages immobiles que je préfère, c'est le dictionnaire. On y fait des périples insensés et inattendus, choix du hasard.
Une phrase de Jacques London me fascine toujours: "Sur les étagères d'une bibliothèque j'ai vu des mondes surgir de l'horizon!..."
Ce qui est sûr, c'est que si un jour je ne peux plus lire, mon squelette de mots tombera en poussière et je mourrai... "fin" aura dernier mot.