Destination : 12 , Affligeantes banalités!


Demain peut-être ?

-Pardon,vous auriez l'heure s'il vous plaît?


-Bien sûr!Ah ben!Ecoutez,je suis désolé,mais ma montre

est arrêtée.



-C'est pas grave!...Merci!...La mienne aussi!...Je

voulais la remettre à l'heure...J'ai...un train à

prendre...Alors je ne voudrais pas être en retard...De

toute façon,je vais à la gare donc il y a une horloge

dans le hall.Je vous remercie.



-Y a pas de mal!Mais je vais vous accompagner,nous

allons dans la même direction.Vous permettez?Je me

rend chez ma fille à Paris,mon TGV part dans

une demi-heure.Vous avez des enfants vous aussi?



_Non,non!Je suis célibataire.



-Vous êtes jeune encore!C'est des choses qui peuvent

attendre...La mienne s'appelle Hermine...Elle a

vingt-cinq ans dans trois jours alors c'est pour

ça que je monte la voir.Vous comprenez,c'est

important...Vingt-cinq ans!Vous avez quel âge?



_Trente-deux.



_Oui,c'est encore jeune!Vous avez le temps...Une

copine ou une fiancée?



_Non! Plus.



_Humm!Et vous allez où si c'est pas indiscret?



_Je ne sais pas encore!



_Ah! Ah! Voilà qui est original! Mais vous avez bien

raison!l'aventure n'a pas d'âge! De toute manière,les

chemins du voyage ne seront jamais aussi gris que les

rues d'une ville. Vous ne trouvez pas que c'est une

villetriste?



_Si,un peu comme toutes les villes. Mais pas assez

pour motiver ma fuite.Je nepartirais pas uniquement

pour ça!



_Ben moi,vous voyez,je crois que l'Homme n'est pas

fait pour la Ville.Je pense que sans s'en rendre

compte,il a joué aux apprentis sorciers et que

finalement il a créé son plus subtil prédateur...Un

lieu où il est anonyme,qui peut vivre sans lui,auquel

il est pourtant attaché comme un parasite.La copie

conforme d'une fourmilière.Prenez par exemple cette

rue qui mène vers la gare.

Nous marchons tous les deux parmi des centaines de

gens, pas vrais? Et bien réfléchissez.Combien

connaissent le nom de leur voisin immédiat? Ce

qu'il fait? Pourquoi il court? Vers quelle tâche

obscure se précipitent les voitures et leurs

conducteur ? Qui est qui et le pourquoi aussi!Pourtant

au-delà des apparences nous existons tous en tant

qu'individu! Nous marchons, pensons, aimons, rêvons,

souffrons indépendamment de chacun desautres.Sauf dans

la ville...



_C'est une démonstration subtile!A la mesure de la

subtilité de la bête!



_Vous pouvez vous moquez vous savez.J'ai du temps pour

observer maintenant que la retraite est venue.Et je

vois bien comment la ville nous phagocyte tout

doucement.



_Et vous rendre à Paris ne vous dérange pas?



_Je vais sauver ma fille!



_Mais c'est le modèle social toute entier qu'il

faudrait changer.C'est lui qui sculpte la ville et

justifie son droit à l'existence.C'est utopique

d'imaginer même que l'on puisse y parvenir.C'est trop

tard...



_Alors vous avez peut-être raison,il est grand temps

de partir.La civilisation est malade de toute façon.On

parvient même à le sentir, le respirer.Les odeurs ont

changé!Il y règne des effluves de fin de règne et

d'agonie.



_A vrais dire,je ne pensais pas devoir partir aussi

loin.Mais c'est une idée séduisante pour occuper les

quelques années nécessaires à la cautérisation

d'une blessure de coeur.



_Paris?



_Paris! Et après?



_Loin!Peut-être même ailleurs.



_Oui!Mais c'est où ailleurs?



_Vous croyez à la chance?



L'horloge de la gare était arrêtée également.Tout

comme celle de Montparnasse à Paris.De toutes les

montres des voyageurs et des passants auxquels j'ai pu

demander l'heure en chemin.Pourtant personne ne

semblait remarquer ni souffrir de cette incongruité

sur le chemin tortueux où mon guide me perdait peu à

peu vers les ruelles d'un Paris historique dont

je ne soupçonnais pas la survivance. Un voyage déjà! à

travers un décor devenu intemporel avant que je

réalise m'y être perdu .

Heureusement,il n'y a pas d'horloge dans l'immense

hall d'embarquement où j'attends le retour de mon

compagnon de voyage et de sa fille.

Je viens de jeter ma montre dans la poubelle toute

proche après ma dix millième consultation sans

doute.Quelle justification possède l'objet et le

geste lorsque leurs fonctions disparaissent? En fait

je crois que la peur de voir s'évanouir mes repères se

cristallisait autour de ce cadran familier.

Depuis, assis sur le banc tout proche d'un des

guichets,j'observe les voyageurs et je les écoute

demander des destinations dont je n'ai la plupart

du temps jamais entendu le nom.

Dans cette gigantesque aérogare inimaginable au coeur

de la ville,se croisent et se côtoient un millier

d'humanité.Un aréopage rassemblant dans un

même lieu le bestiaire de Jérôme Bosh,la taverne de la

guerre des étoiles et sans doute toutes les

mythologies de l'Humanité.

Le dernier voyageur au guichet,un ange, demandait un

aller simple pour l'apocalypse.

Alors pour exorciser l'attente de ma nouvelle

famille,je réfléchis à la destination dont je donnerai

le nom à travers l'hygiaphone lorsque mon tours

viendra...

Thierry