Destination : 185 , Silhouette
L'ombre du patrimoine
Du bas de la petite route départementale, on ne la voit pas. On distingue très nettement le petit chemin goudronné qui y conduit, puis le chemin de terre. On peut croire qu'il se perd dans la forêt et alors on n'en saura pas plus.
Pourtant, lorsque l'hiver met à nu les arbres qui l'entourent, que les feuilles rendent leurs armes, on aperçoit un mur de pierre et une haute façade... Un œil acéré peut même distinguer une légère fumée bleue et grise s'échapper de la cheminée.
Une famille entière vécut là, les grands-parents, les parents et leurs deux filles.
Le père, grand, brun, un béret de feutre noir sur la tête, la parole rare...
La mère de 15 ans sa cadette, petite et vive, ses beaux yeux verts toujours grands ouverts sur la vie.
La fille aînée, grande et brune, aux longues jambes fines, un brin sauvage. Elle aime par dessus-tout les animaux et la terre, sa terre.
La plus jeune, la petite dernière d'un couple de vieux, très timide, bonne élève pas très dégourdie, elle s'ennuie seule derrière les murs de pierre. Le grand portail qui ferme la cour lui semble un obstacle infranchissable, pourtant personne ne lui interdit d'aller dehors.
Le travail au quotidien pour un maigre revenu, les soucis des lendemains qui ne chantèrent guère et le chemin de terre qui les amenait au village
Le village de la différence, celle qui attire, celle qui pèse lourd sur les épaules...
Les arbres plus que centenaires font l'admiration de ceux qui s'aventurent sur ce chemin. «On dirait une allée royale ». C'est vrai qu'il a fière allure ce chemin bordé par ces buis haut de plusieurs mètres et ces chênes qui le recouvrent d'une ombre tantôt rafraîchissante, tantôt menaçante.
Les murs de pierre, la belle cour intérieure, les pièces voûtées comme les dos qu'elles abritaient, le patrimoine qui fout le camp à travers les tuiles disjointes, le confort qui n'arrive pas jusqu'en haut du chemin.
Le père s'en est allé, épuisé par une vie difficile à préserver ce qu'il a pu, loin de ce monde qui lui faisait peur.
La mère est restée, où aurait-elle pu aller, n'est ce pas. La fille aînée est revenue faire construire sa maison, sur un bout de terrain, en contrebas. De la route départementale, on aperçoit la bordure d'arbres hauts et sombres qui la protègent des regards indiscrets.
La plus jeune fille est partie faire des études, ses parents ont espéré pour elle, une vie plus douce et plus facile, espéré aussi, qu'elle pourrait entretenir le patrimoine...
Elle n'a pas oublié la maison de son enfance, elle y a conduit sa fille, souvent. C'est une part d'enfance qu'elle a partagé avec elle. Les murs de pierre se dégradent, la cour intérieure a bien du mal à protéger son occupante.
Non, le patrimoine n'est pas entretenu, les racines des arbres s’emmêlent à la lourdeur d'une terre pas très généreuse. Les oiseaux peinent à s'envoler des arbres, la transmission patine, comme les roues du tracteur dans la terre humide.
La fumée de la cheminée est de plus en plus faible, les arbres de plus en plus sombres, les herbes folles gagnent du terrain, le patrimoine s'effrite. La plus jeune fille hésite entre les racines de ses pieds de terre glaise et la liberté qu'elle aperçoit entre les lézardes des murs.