Destination : 195 , Ailleurs en carte postale
La carte postale parlera pour moi
Je suis un cartophile sentimental. J'aime les vieux clichés maculés d'empreintes du temps sur lesquels courent des phrases ordinaires dessinées élégamment.
J'aime aussi à les introduire dans mes tableaux de façon discrète et énigmatique.
Les cartes postales d'antan savent si bien témoigner de l'éphémère de la vie.
Il se tient, au pied de l'Académie de Musique, un minuscule marché de la carte postale ancienne, je peux ainsi, tout en consultant d'un index vif et d'un oeil expert les trouvailles de mes vieux et amicaux marchands, entendre grâce aux larges fenêtres ouvertes les futurs virtuoses, ténors ou sopranos de ma ville.
"J'ai déniché pour vous une série de visages d'enfants des années 20"
C'est Gaston, le plus chic des vendeurs de cartes postales. Panama épuisé sur la tête, longue écharpe de couleur incertaine nouée façon Saint EXUPERY autour du cou, il raconte en peaufinant à chaque fois sa version, comment il a été follement aimé, à Cannes, par une aristocrate russe puis abandonné lâchement pour un jockey. Il me fait rire et j'en ai bien besoin. Je me sens si seul.
J'ai obtenu la garde de ma fille mais il a été décidé qu'elle passerait un mois de vacances chez sa mère. Sans mon enfant je suis un orphelin maladroit, empêtré dans sa liberté. Il m'est tout à fait impossible de peindre.
Des visages enfantins encadrés par des cascades de boucles savamment travaillées, souriant gravement sous de larges chapeaux fleuris, des bérets de marins ou de massifs nœuds défilent dans les mains de Gaston et tout d'un coup je dis "Celle là !". C'est une petite brunette au regard presque apeuré. Elle sourit avec modestie mais on sent bien que juste après la prise du cliché elle a dû se mettre à pleurer.
"Je pense à toi ma chérie. Es-tu heureuse en ce moment ?"
C'est une carte qui souhaite "bonne fête" on y évoque un cousin Hippolyte et on embrasse bien affectueusement.
"Les journées s'éternisent sans toi. Le soir, je prends un médicament pour dormir vite et profondément."
La carte postale n'avait pas été envoyée, il n'y a ni destinataire ni timbre, sans doute avait-elle été égarée.
Je la glisse dans une enveloppe. En tremblant tout à l'heure, dans le bureau de poste, j'écrirai le nom de ma fille et l'adresse de mon ex-femme.
"En recevant cette carte, ma chérie, tu sauras tout de suite que c'est ton papa qui te l'a envoyée. Elle parlera pour moi."
Fin
