Destination : 217 , Parallèles
Il y a toujours un ailleurs
Il y a toujours un ailleurs.
D'abord, rêver.
« Marthe est dans son lit. Les yeux mi-clos, elle fait durer le moment de l'éveil... »
Sur sa table de chevet, un livre. Elle le prend entre ses deux mains, savoure la douce texture de la couverture. Son index parcourt encore une fois l'image. Elle fait tourner les pages jaunies en éventail désuet. Elle le repose délicatement. J'en ferai la lecture tout à l'heure.
Installée dans son fauteuil, elle regarde le paysage. Elle soupire. Premier chapitre. Elle s'étonne.
« L'autre » a le même rituel qu'elle. Elle a besoin de temps pour se mettre en route. Elle a envie de café.
« L'autre » a les mêmes habitudes qu'elle. Elle s'accorde une petite sortie à la brasserie, y sirote une verveine et cruciverbise. A trois tables distance….
Les lignes se brouillent. Elle se sent fatiguée et ferme les yeux. Elle soupire et laisse son esprit prendre les chemins de traverse. Elle revoit ses enfants. Un fils et une fille. Ils ont grandi. Elle revit sa vie.
Le soleil caresse son visage et elle reprend sa lecture…
La première rencontre. Ses yeux… ses mains...ses cache-cols...ce petit geste. Le cœur qui bat la chamade. Une vieille dame, amoureuse comme à vingt ans. La surprise de ses enfants.
Les chapitres se succèdent au rythme de la vie qui renaît. « L'autre » a la même vie qu'elle !
- C'est ma vie, murmure-t-elle, en tournant les pages...
L'amour. Le mot est prononcé. Un nouveau départ. La joie a remplacé la grise monotonie et l'effacement. Soudain, l'incompréhension des enfants explose, crûment.
La jalousie. Elle n'avait rien vu venir. Elle n'avait même pas imaginé. Elle s'était fourvoyée…
L'apaisement. Mais non, ce n'est pas une rivale. Il avait eu, lui aussi, une vie. Une vie d'avant la rencontre.
Elle s'énerve. Elle jette le livre au loin.
- Non, cela ne s'est pas passé ainsi. Elle a transformé la vérité ! Elle a volé ma vie !
Dans sa chambre, elle s'enflamme. Elle se démène, elle s'insurge. Elle en est sûre aujourd'hui. Celle qui venait lui rendre de nombreuses visites et la faisait parler. Celle qui susurrait mielleusement:« Il faut faire revivre vos souvenirs » . Celle-là, maudite ! Maudite soit-elle ! Elle m'a tendu un piège. J'y suis tombée. Je n'avais rien vu venir. Je m'étais livrée, confiante.
Elle s'énerve. Elle serre les poings sur sa poitrine. Elle suffoque.
- Elle a volé ma vie. Elle a pris ma vie pour en faire son roman. Ce n'est pas Marthe l'héroïne, c'est moi. Et il ne s'appelait pas Félix, mais Pierre.
Elle se sent emportée par une lame de colère. Elle se lève, ouvre les armoires, claque les portes. Elle murmure, elle grogne, elle hurle...Elle jette ses vêtements dans une valise. Elle ouvre et referme les tiroirs et répète en boucle:
- Mon billet pour Séville, ils ont volé mon billet de train…
La porte s'ouvre doucement. Souriante et vêtue de blanc, elle entre.
- Madame Augustine, calmez-vous… c'est un vilain rêve….
Augustine la regarde, interdite. Elle est frappée de mutisme, mais elle continue, silencieusement, de se convaincre :
- Je ne suis pas Madame Augustine. Je ne fais pas un vilain rêve. Je sais que je suis moi, la femme fleur, la Femme coquelicot. C'est ma vie qu'elle a volé et elle en a fait un roman *.
C'est moi, l'héroïne….
L'infirmière chantonne doucement. Elle l'aime bien, Madame Augustine. Elle a des yeux d'un bleu rêveur, des mains de pianiste, une chevelure argentée et une manière si attendrissante de pencher la tête….
L'infirmière chantonne, mais son cœur saigne. Elle ne peut le montrer.
Il y a toujours un ailleurs
Où je pourrais être mieux
Il y a toujours un ailleurs
Où je pourrais ne pas être moi ...
On s’enferme dans une vie ...
Le diagnostic était tombé en deux mots, telles deux rochers fracassant une vie entière.
Aliénation mentale.
Il y a toujours un ailleurs
Où je pourrais être mieux
Il y a toujours un ailleurs
Où je pourrais ne pas être moi ...
* Noëlle Châtelet – La Femme coquelicot.