Destination : 57 , Arbre mon ami


JOE




C’était un arbre qui avait bien vécu, Dieu sait qu’il en avait vu, des choses ! On ne sait jamais tout ce qu’un arbre peut voir, on s’imagine pas, on croit qu’il s’en fout, l’arbre, qu’il pense à rien, ou juste à lui, faire ses feuilles, conserver sa sève, grandir. Mais c’est qu’il
fait bien d’autres choses, oh oui !
Il s’appelait Joë. C’était un bouleau, un bouleau lambda, comme vous et moi. Bon, une drôle de branche, si je peux me permettre. Un vrai observateur, Joë. Il passait sa vie de bouleau dans une banlieue résidentielle, pas vraiment riche, mais pas la « cité qui brûle » non plus. Peinard. Des feuilles vert tendre, un tronc translucide, des nids sur les
branches. Des moineaux, des mésanges, des rouge-gorges, des
rouges-queux, des verdiers, des sitelles,des pinsons, enfin vous voyez, je vais pas faire la liste. Déjà, tout ce petit monde, ça occupe, croyez-moi. On y passe toute une vie, à les voir vivre, sans se lasser, on en redemande.
Joë, il était bien content de tous ses hôtes, il n’en finissait plus d’étendre ses branches pour les accueillir, venez venez venez. Perchez-vous, nidifiez, copulez, volez, bouffez les insectes ! Une bonne vie honnête de bouleau, heureux de son sort.

Mais c’est que Joë ne s’arrêtait pas là. Passé les oiseaux, les écureuils, les fourmis et tous les autres, Joë matait en face, dans l’immeuble, ce qui se passait. Et là il y avait du spectacle, et il avait tout son temps, d’un mois sur l’autre, d’une année sur l’autre, rien ne lui échappait.
La petite mémé du troisième, par exemple, qui nourrissait les oiseaux, qui sortait faire ses courses avec son petit filet, il était le seul à savoir qu’elle vidait sa demi-bouteille de cognac par jour, ça la conservait, en tout cas Joë en était fermement persuadé. Il l’aimait bien.
Le couple au-dessus, ils avaient l’air bizarre, ils faisaient de drôles de bruits, jour et nuit, ils avaient toujours l’air fatigué, ils ne regardaient jamais Joë. Ni les oiseaux, ni les écureuils, ni la mémé. Ils faisaient leurs bruits, des bruits bizarres. Joë avait un peu peur
d’eux, il a été content quand ils ont déménagé.
Et puis, oh il y en a eu du monde, des familles, des gens seuls, des vieux, des jeunes, qui passaient sous le regard de Joë comme à la télé.

Puis un jour il y a eu Alex, haute comme trois pommes, rouquine, grognon, crieuse. Elle passait son temps dans la cour, Alex. C’était pas normal, à ce point. Même le soir, elle était dans la cour. Joë il savait bien, observateur comme il était, que ce n’était pas normal. Elle avait toujours de drôles de marques sur le corps, pas comme les autres enfants. Et ses parents, Joë les détestaient. Ils criaient tout le temps, ils faisaient des bruits encore pire que le couple, même les fourmis en avaient peur. Après ces scènes, Alex sortait en courant ,et gémissait si fort ! Elle restait encore plus longtemps que d’habitude dans la cour.
Un beau jour, il y eu tellement de bruits et de cris dans l’appartement d’Alex que tous les oiseaux qui nichaient dans Joë s’envolèrent à tire- d’aile, terrifiés. Alex sortit en courant et s’accroupit contre le tronc de Joë,recroquevillée en cocon..
Elle tremblait, tremblait…Le pauvre Joê ne savait que faire, il essayait bien de l’entourer de ses branches, de la caresser de ses feuilles, mais c’est pas facile, on voit bien que vous n’avez jamais été bouleau.

La nuit est tombée, Alex était toujours là. Elle s’est levée, plus tard. Il faisait nuit, mais croyez-le ou non, Titi, le bouvreuil, s’est approché d’elle, a lancé son petit cri flûté. Et les autres oiseaux ont renchéri, piet-piet-piet, coulou coulou coulou, tiui-tiaio-tiui, viens viens viens... C’est qu’ils aimaient tous Alex, ils l ’avaient reconnue comme une des leurs, depuis tout ce temps qu’elle passait dans la cour. Alex, ces oiseaux, elles les connaissaient bien mieux que vous vous connaissez vous-même, elle leur parlait tous les jours, tous les soirs, tous les matins ;elle se sentait chez elle, avec eux.
Joë, à force d’effort, quand même, pour une occasion pareille, il a rabaissé une de ses branches, bien bas, à frôler le sol ; viens, Alex, viens, dans mon foyer de verdure, dans mon berceau végétal. Et elle est montée, Alex, au cœur du feuillage bruissant, parmi toutes ces petites ailes familières . Et jamais elle n’est redescendue.
Mais oui, c’est une histoire vraie ! Mémoire de
bouleau ! Et plus jamais elle n’a manqué de rien, ni de soins, ni d’amour, ni de chansons, ni de vent, ni de liberté.
Et Joë, si vous savez, comme il a grandi !

LISA