Destination : 57 , Arbre mon ami


Le vieux tamarinier.

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : « Un souvenir de Noël ?... Un souvenir de Noël ? ... » Et tout à coup, il s’écria : « Mais si, j’en ai un, et un bien étrange encore ; c’est une histoire fantastique. J’ai vu un miracle ! Oui mesdames, un miracle, la nuit de Noël »
Marie regarda la petite Geneviève du coin de l’œil, cherchant à déceler sur le visage de son amie un écho de son propre agacement. Elle fut effrayée par son expression : en fait d’écho elle y lisait une exaspération si ouvertement affichée qu’elle en était insultante pour le docteur. Elle en eut des fourmillements dans la peau du dos, là ou achevaient de cicatriser les conséquences du dernier crime de lèse majesté dont elle s’était montrée coupable envers le sieur Bonenfant. Mais malgré sa crainte, elle ne pouvait s’empêcher d’être admirative. Du haut de ses 17 ans, Geneviève tenait tête à ce gros porc et à tous les autres « messieurs de la dunette » avec un aplomb qui en imposait à tout le monde, y compris au capitaine.
Pourtant, après un rôt magistral, le docteur Bonenfant continua son monologue sans relever l’impertinence.
- C’était en 1659. Le 18 ou le 19 décembre. Un corsaire Anglais avait coulé une frégate de notre bon Roi à quelques encablures de l’entrée du port de Saint Malo. La Victoire elle s’appelait cette frégate. Comme quoi, la fortune de mer se fout bien de nous quand elle veut. Bref, j’étais sur les remparts, comme presque toute la ville, et nous avons assisté à la mort de tous ces braves marins sans pouvoir faire quoique ce soit. Dans les jours qui ont suivi, nous avons récupéré des dizaines de corps qui venaient s’échouer sur les rochers à marée basse. Enfin, quand je dis les corps ... c’était souvent des morceaux. Ce salaud d’anglais avait du balancer un ou deux boulets rouges dans la sainte barbe de la Victoire. Elle avait volé en éclat et une partie de son équipage avait été transformé en viande hachée. Le 24 décembre, un pécheur est arrivé en courant sur la place de l’église. Il gueulait comme un goret ... »
Le docteur rota à nouveau et piqua brusquement du nez sur son pourpoint crasseux. Il se mit immédiatement à ronfler, presque sans altérer le rythme de son histoire.
- « Le miracle, gros cochon, c’est que tu te sois endormi avant de poser tes sales pattes sur nous. A ton âge, il faut choisir entre la gaudriole et la bouteille. De toutes façons t’es aussi lamentable pour l’une que pour l’autre.
- Tais toi Geneviève. S’il t’entend tu auras encore droit au fouet. On ne peut pas se permettre d’attraper une fièvre. Le second lieutenant m’a dit qu’on en avait encore pour près de deux semaines avant d’atteindre Fort Dauphin et au moins autant après pour arriver à l’île Bourbon. Avec la chaleur qu’il fait et les cochonneries qu’on mange on a intérêt à rester solide si on ne veut pas finir au fond de ce putain d’océan comme Mado et Agnès.
- Marie a raison. Arrête un peu Geneviève. Tu sais très bien qu’ils n’abîmeront pas ta jolie gueule, mais on en a marre de subir les effets de ta petite guerre contre tout le monde. On pourrait être comme des reines sur ce bateau si tu cessais un peu de les ridiculiser. Tu as oublié d’où on vient ?
- Non. Je n’ai certainement pas oublié d’où je viens. Mais j’ai très bien compris vers ou on allait. On était des moins que rien à Nantes, mais si on se débrouille pas trop mal, on sera comme des princesses d’ici un mois ou deux. Mon ancienne vie, je l’ai jetée à la flotte quand on a passé la digue du port de Nantes. Et vous il est temps que vous le compreniez. On n’est plus des catins maintenant. Dans pas longtemps il y aura au moins trois douzaines de petits coqs qui viendront faire la roue devant nous et mettre leur fortune à nos pieds. Tant que vous vous laisserez tripoter par ce sale porc de Bonenfant ou n’importe qui d’autre, vous garderez votre condition de fille de taverne. Moi je poserai le pied sur Bourbon en princesse.

Elles étaient parties depuis près de 5 mois. Enrôlées, de gré ou de force, dans les bouges du port et dans les cachots de l’évêché, pour participer activement au peuplement de l’île Bourbon. Les marins et les soldats qui y vivaient depuis plusieurs décennies déjà se transformaient doucement en paysans, et le Roi lui-même avait ordonné que soient envoyées des femmes afin d’assurer une descendance à ces colons. Plutôt que de se lancer dans une hasardeuse recherche de candidates a l’exil, le docteur Amédée Bonenfant, à qui cette mission de recrutement très particulière avait été confiée, avait préféré la solution de facilité. Il avait invité douze jeunes filles qui ne pouvaient invoquer ni le roi ni l’église pour les défendre, à embarquer sur un trois mâts de la compagnie des Indes. Pour s’éviter le déplaisir d’essuyer des refus, le docteur accompagnait ses invitations d’une escouade de gardes aimablement prêtés par la compagnie elle-même.
La Garonne avait appareillé vers la mi-juillet 1683, avec à son bord de l’outillage, des animaux de ferme et des semences, ainsi que « ces dames » comme le docteur se plaisait à les appeler. Elles avaient été installées dans la partie arrière du bateau, dans une grande pièce qui se trouvait sous la dunette. Sans contact avec l’équipage à l’exception des matelots qui étaient de corvée à l’arrière, elles étaient par contre régulièrement soumises aux ardeurs viriles des officiers qui avaient bien vite troqué leur mépris envers ces filles à matelot, pour des manières grivoises assez inhabituelles à bord d’un navire de la Compagnie.
La descente le long des cotes africaines avait été interminable. Une fièvre foudroyante avait emporté Madeleine avant qu’ils ne passent la ligne. Puis ça avait été au tour d’Agnès, qui s’était discrètement laissée tomber dans le sillage du bateau, un soir ou la mélancolie qui ne la quittait pas depuis le départ s’était faite un tout petit peu plus pesante qu’à l’habitude.
Ils avaient passé le Cap au début du mois de novembre, et avaient entamé leur remontée vers la grande île sous une chaleur étouffante. Ils atteignirent Fort Dauphin le 4 décembre, avec plus d’un mois de retard sur les prévisions les plus pessimistes du capitaine. L’escale qu’ils avaient prévue relativement longue afin de débarquer les animaux survivants pour les faire paître, fut réduite au strict minimum. Les alizés, ces précieux et fidèles auxiliaires de la marine à voile avaient entamé leur pause estivale. La saison des cyclones commençait et il devenait urgent d’arriver à Bourbon avant que la navigation ne s’apparente à une partie de colin-maillard avec le diable.
A Fort Dauphin, ils embarquèrent une dizaine de soldats et un prisonnier. Un grand malgache qui avait conduit une expédition de guerriers à l’assaut du camp retranché Français, et qui s’était fait prendre alors qu’il essayait de s’enfuir avec une partie du troupeau. Il n’avait dû la vie sauve qu’à la cupidité du commandant de la place qui pensait, à raison d’ailleurs, qu’un gaillard de ce calibre se monnayerait sans doute fort cher chez les gros paysans de Bourbon.
- Marie, tu as vu cet homme sur la plage près du docteur ? On dirait qu’ils l’embarquent, ils vont l’emmener sur le bateau. C’est la première fois que je vois un noir. Ils sont loin mais il ne ressemble pas à un singe comme on voyait sur les gravures du vieil Antoine. Tu crois qu’on pourra le voir de près ? Lui parler ?
- Ça m’étonnerait. A mon avis ils vont le mettre dans la cale avec une ou deux grosses chaînes aux pieds. Et c’est mieux comme ça, ils me font peur à moi ces gens là. D’abord on ne sait même pas s’ils ont une âme. Et ils ne savent pas parler, c’est l’abbé Gringoire qui l’a dit. Et puis regarde le, il est presque nu.
- C’est vrai qu’il est presque nu. Je ne sais pas s’il a une âme ou s’il sait réciter des Pater mais en tout cas, vu d’ici il est moins laid que ce gros lard de Bonenfant.
- Ma pauvre Geneviève, ta haine envers le docteur te brouille le sens commun. Comment peux tu dire une chose pareille. C’est un sauvage. Prie plutôt pour qu’il ne s’échappe pas pendant la traversée. Je préfèrerai me jeter à l’eau comme Agnès plutôt que de le laisser m’approcher.
- Le sens commun ! Non mais regarde les tous sur la plage. Le seul qui se tienne comme un prince c’est lui justement. Tous les autre, ils ressemblent à de gros sacs emplumés à coté de lui.

Ils reprirent la mer le 6 décembre, avec une navigation éprouvante en perspective. Eprouvante pour les hommes et le bateau puisqu’il leur faudrait naviguer au près pendant 15 à 20 jours, contre une méchante petite mer qui les secouerait jour et nuit. Eprouvante pour les âmes surtout car ils savaient tous, du capitaine au plus jeune des mousses, qu’ils risquaient à tout moment de croiser la route d’un cyclone. Et croiser la route d’un cyclone c’était pire que de rencontrer le hollandais volant. C’était la mort assurée. Tout de suite ou au bout de longues semaines d’errances dans ces mers désertes.
Ils naviguèrent sans problèmes pendant 17 jours, en prenant bien soin de rester sur la bonne latitude. Le moindre écart risquait de leur faire rater l’île Bourbon qui n’était finalement rien d’autre qu’un pois au milieu de l’océan. Et s’ils ne tombaient pas dessus, ils ne sauraient pas s’ils devaient continuer ou rebrousser chemin, n’ayant aucun moyen d’estimer leur longitude. Si le beau temps se maintenait toutefois, le risque de manquer l’île était minime. Elle était très montagneuse d’après ce qu’en avait dit le commandant de Fort Dauphin, ce qui lui assurait un chapeau de nuages qui ne serait pas difficile à repérer. Depuis deux jours déjà, il y avait trois matelots postés en permanence à la vigie, du lever au coucher du soleil ; et le capitaine faisait mettre le bateau en panne pendant la nuit pour ne pas courir le risque de la doubler sans la voir.

Ce 23 décembre 1683, dans les hauts du quartier Saint-André, à l’est de l’île Bourbon, Benjamin Hoareau défrichait une nouvelle parcelle du terrain qui lui avait été attribué par le gouverneur 3 ans auparavant. Après une parenthèse maritime de 20 ans, il avait finalement retrouvé la profession qu’il avait cherché à fuir en quittant sa Bretagne natale.
Alors qu’il retournait vers sa case il remarqua une nuée trouble très loin à l’est et il perçu le bruit, inhabituel à une telle distance de la mer, que faisaient les galets de la côte sous l’effet de la houle qui grossissait. Un cyclone arrivait. Rapidement à en croire la vitesse à laquelle le ciel se couvrait. Il pressa le pas pour remiser ses poules dans sa case et protéger ce qui pourrait l’être et il se prépara à subir une nouvelle fois cette calamité du ciel.
La tempête toucha l’île en début d’après midi. Elle se déchaîna jusqu’au petit matin, bousculant les maisons, ravageant les plantations et causant la mort d’une dizaine d’hommes. Des trombes d’eau s’étaient abattues sur les hauts de l’île et la montagne vomissait par toutes ses rivières des cataractes d’eau boueuse, des blocs de basalte et des arbres arrachés. Un tamarinier vieux d’au moins 300 ans faisait partie de la sarabande. Il était énorme et portait les marques de nombreux combats victorieux contre d’autres cyclones. Il avait été emporté avec tout un pan de montagne vers le fond d’un cirque et, dévalant la rivière Saint Etienne, il voguait vers la mer. Tournoyant dans les flots boueux comme un arbrisseau de l’année, il laissait tantôt apparaître sa ramure échevelée, tantôt un réseau de racines enchevêtrées.

A une vingtaine de milles de là, la Garonne ressenti les premiers effets du cyclone au moment ou la vigie signalait une terre à l’horizon. Cette configuration était la pire que le capitaine pouvait imaginer. Aux dangers d’une tempête en pleine mer s’ajoutaient ceux liés à la proximité d’une côte inconnue, une côte dont les abords seraient en outre très certainement infestés de débris de toute sorte. Et la nuit tombait.
S’ils n’avaient pas été aussi près du but il aurait fait tout affaler sauf un tourmentin sur le mât de beaupré et aurait fui sous le vent en faisant le gros dos. Mais c’était courir le risque de se perdre, et d’ailleurs, une fuite en aveugle si près des côtes était une option suicidaire. Il fit réduire la voilure, ne laissant que ce qu’il fallait de toile pour que le bateau reste manœuvrable et fit route vers l’île dans l’espoir d’y arriver avant qu’il ne soit trop tard. Il recommanda son âme et son bateau à Dieu, sans vraiment y croire tant les choses semblaient avoir été diaboliquement agencées pour les conduire à leur perte. Et il se prépara à affronter sa dernière tempête.
Ils furent éperonnés par le gros tamarinier quatre heures plus tard. Le choc qui stoppa net le bateau ne le surprit pas. Il l’attendait au contraire et il ressenti une sorte de soulagement à l’idée que sa responsabilité s’arrêtait là ; une très fugace impression. Instantanément remplacée par le bruit bizarre que fit son crâne quand il éclata contre le bastingage. La Garonne avait été éventrée, deux de ses mats s’étaient couchés sous la violence du choc, et elle accusait une gîte qui ne laissait aucun doute quand à la gravité de la situation : elle aurait coulé bien avant que le soleil ne se lève.

Geneviève était sur sa couchette au moment du choc. Appuyée contre la cloison, elle avait eut la chance de ne pas être projetée comme la plupart de ses compagnes qui gisaient inanimées dans la pièce. Elle comprit immédiatement que c’était la fin et décida de sortir sur le pont. Il était hors de question qu’elle attende entre ces murs que le bateau l’engloutisse. Elle mourrait certainement, elle ne voyait pas comment il pourrait en être autrement. Mais pas de cette façon là, pas sans se battre. Dans l’immédiat, il lui fallait survivre au naufrage. Trouver une épave à laquelle s’accrocher quand la Garonne irait au fond. Après, il serait toujours temps de se lamenter, elle aurait au moins gagné quelques heures.
Le spectacle à l’extérieur était hallucinant. Le bateau semblait avoir éclaté comme un fruit trop mûr. A quelques mètres d’elle le pont avait été arraché, ainsi que le flanc tribord du navire sur près de la moitié de sa longueur. De là où elle se trouvait, elle pouvait voir l’intérieur du bateau, de l’entrepont à la cale. Et dans ce trou, un arbre énorme se dressait, ses racines immergées dans les flots bouillonnants comme si elles étaient fichées en terre. A chaque vague il semblait saisir à pleines branches des portions du pont, des cloisons, des coursives, et les broyait en mille planches. A grands coups de griffes il coupait la coque en deux, comme s’il était animé d’une volonté de destruction.
Son dernier assaut avait emporté la cloison centrale de l’entrepont, découvrant une pièce au fond de laquelle Geneviève aperçu l’homme qui avait été embarqué à Madagascar. Il était vivant et semblait lutter contre quelque chose qui l’entravait. Le prochain coup de boutoir de l’arbre ne lui laisserait aucune chance s’il ne bougeait pas d’ici là. Il l’avait compris et se débattait en silence mais sans espoir : il était à plat ventre, ses jambes prises sous un entrelacs de poutres et de planches qu’il ne pouvait atteindre. Il cria comme un fou quand il vit Geneviève au dessus de lui. Il lui montrait les planches et semblait lui intimer l’ordre de venir à son aide.
Elle eut d’abord un vieux réflexe de colère contre les mâles en général dont les manières ne semblaient décidément pas changer beaucoup à travers le monde. Elle s’apprêtait à lui répondre comme elle l’aurait fait à un matelot aviné mais une image la rendit à la réalité. A quelques pas d’elle une masse blanchâtre gisait au pied de l’escalier de la dunette. C’était le ventre énorme du docteur Bonenfant dont la chemise, troussée par la pluie et le vent, battait contre le mat qui lui avait écrasé la tête.
- « Joyeux Noël docteur. » Lui dit elle avec un mélange de haine et de jubilation. Puis elle sauta dans les branches de l’arbre, le seul chemin qui lui permettrait d’atteindre l’homme qui luttait en dessous. Elle parvint à le rejoindre et, unissant leurs efforts, ils libérèrent ses jambes et s’accrochèrent à une branche maîtresse du tamarinier au moment ou celui-ci se dégageait de l’épave. L’arbre bascula en arrière, projetant Geneviève dans les flots. Elle commençait à couler, surprise par la douceur de cette eau qu’elle s’attendait à trouver glaciale, quand elle se sentit tirée en arrière. Cramponné à l’arbre, l’homme lui avait saisi les cheveux et la ramenait à lui.

Quelques instants plus tard ils assistèrent à la fin de la Garonne. Malgré le vent qui continuait à hurler ils eurent soudain l’impression que le silence s’était fait autour d’eux. Le fracas des vagues sur les flancs démembrés du bateau, les craquements de la coque, les claquements des voiles déchirées, tous ces bruits de mort s’étaient subitement éteints dans un grand plouf.
Ils restèrent silencieux pendant de longues minutes, attentifs aux mouvements de l’arbre, craignant qu’il ne se retourne ou qu’il s’enfonce à la suite du bateau. Mais il semblait avoir trouvé un équilibre. Momentanément rassurés, les deux naufragés levèrent alors les yeux l’un vers l’autre.
- Joyeux Noël à toi aussi monsieur le grand noir ... Et à toi aussi ma vieille Geneviève. Sacré réveillon. Toute seule au milieu de rien. Sur un arbre. Et avec un sauvage. J’aurais mieux fait de rester avec Marie et les autres. De toutes façons je vais mourir. De soif ou de faim ... ou alors c’est toi qui vas me manger hein ? Hé tu m’entends ? Elle avait raison Marie, tu ne sais pas parler.
-Non je ne vais pas te manger. On sera mort de soif avant d’avoir vraiment faim, tu ne risques rien.
- Hein ? Tu parles ? Tu parles Français ?
- Oui. J’ai appris avec le prêtre qui vivait au fort. Il m’a appris à chanter en latin et à parler en français. Mon père est le roi du pays où les soldats on construit leur fort.
- Pourquoi tu étais prisonnier alors ?
- Mon père est vieux, il craint les soldats. Mais à moi ils ne font pas peur. J’ai réuni les guerriers qui avaient encore du courage pour voler les vaches des blancs. Mais je n’ai pas eu de chance.
- Pas de chance ! Non. C’est vrai, on n’a pas eu beaucoup de chance. Comment t’appelles tu ? Que je sache au moins avec qui je vais mourir.
- Andriaka. Et je ne vais pas mourir.

La tempête se calma au bout de quelques heures, peu après le lever du jour. L’eau autour d’eux était marron et ils virent qu’ils étaient très proches de l’île. Des pans de montagne semblaient dériver en l’air entre des nappes de nuages gris. Le vent et les courants les rapprochaient de la côte. Geneviève n’osait pas croire qu’ils parviendraient tout de même à s’en sortir vivants. Pourtant au bout de quelques heures, le vieux tamarinier s’échoua sur une grande plage de sable noir. Ils rampèrent jusqu’à la lisère de la forêt et s’écroulèrent au pieds d’un arbre. Serrés dans les bras l’un de l’autre pour tenter de se réchauffer, ils passèrent leur première nuit sur Bourbon.
Le lendemain, Andriaka dit à Geneviève qu’il comptait monter dans la montagne. Depuis si longtemps que les blancs envoyaient des malgaches en esclavage sur Bourbon, il était sûr que certains s’étaient enfuis vers l’intérieur pour résister. Des guerriers ne deviennent jamais des bêtes de somme. S’il y en avait il les trouverait. Geneviève n’hésita pas longtemps, la perspective d’avoir à chercher asile auprès d’un colon, même riche, ne l’intéressait plus vraiment. Elle suivit Andriaka.

Le 4 juin 1766, l’arrière petit fils d’Andriaka et Geneviève signa un document historique avec le gouverneur de Bourbon. Depuis plus de 70 ans, tout le sud de l’île et les deux cirques de l’ouest appartenaient aux marrons, ces esclaves en fuite qui avaient pris le maquis. En quelques années, Andriaka avait fédéré autour de lui les groupes de fuyards qui survivaient, dispersés dans la montagne et tentaient d’échapper aux « chasseurs de noirs ». Un peuple s’était constitué autour du couple étrange qu’il formait avec Geneviève. Un peuple qui avait résisté aux assauts des français, de plus en plus furieux au fil des années. Qui avait prospéré même, allant jusqu’à entreprendre des échanges avec certains colons qui n’avaient finalement pas plus envie qu’eux de se battre pour l’exclusivité de l’occupation de cette île. Le document reconnaissait aux Marrons la souveraineté sur leur partie de l’île, il abolissait l’esclavage, qui d’ailleurs ne faisait plus florès depuis longtemps tant les colons craignaient les expéditions sanglantes qui étaient régulièrement menées contre ceux d’entre eux qui oubliaient le respect qu’on doit à un être humain. En contrepartie, le document précisait que les Marrons s’engageaient à lutter auprès des colons contre les Anglais. Un autre engagement avait été pris, bien que ne figurant pas sur le traité destiné à l’administration de la cour, celui de faire front commun contre les Français le jour ou Bourbon déciderait de s’émanciper de la tutelle royale.

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