Destination : 85 , Itinéraire assassin


le mot qui tue

Choisir le mot juste qui tue ;
En cela, il excellait.Tout le monde lui disait ; il méritait une décoration, des hommages.
La plus Haute Distinction dans l’Art de la Cruauté Suprême. « HDACS »
Joli sigle, non ? Cela ressemblait un peu aux renseignements généraux, aux services spéciaux, bref à « de véritables professionnels dans leurs domaines respectifs … » no comment. Mais fascinant, isn’t it ?

A quoi cela pouvait –il bien lui servir ?
Mais à passer ses nerfs, se vider de sa journée, tout simplement !
Et à s’amuser ! Il aimait tellement jouer ! Comme un chat avec sa souris rapportée à moitié vivante, avant que de l’occire…sans doute un atavique instinct de prédateur venu du temps des cavernes ?…pas d’autre explication.
En tous cas, au fil des années, il exerçait son art avec de plus en plus de vélocité, sa langue semblait de plus en plus acérée, fourchue, habile à laisser filer les mots dévastateurs comme un filet de bave anesthésiante pour sa proie.
Pour sa femme ; c’était la plus facile, la plus disponible, la plus pratique, et la plus jouissive, nuit et jour …jusqu’au dernier.
Jusqu’à ce qu’il en décide ainsi. Jusqu’au coup mortel. Ce mot dont il savait qu’elle ne se remettrait pas .Celui de trop qui l’achèverait.Elle était déjà salement abîmée il faut dire !
Il est vrai qu’après tant d’années, c’était normal ! Alors parfois il l’épargnait un tout petit peu, il exerçait d’ailleurs aussi son habileté sur ses enfants , ses collaboratrices, ses collaborateurs, ses stagiaires, après un sacré travail de fond pour qu’ils lui fassent confiance, et aussi sa belle-mère et sa mère.
Sa mère ? Ils étaient cycliquement fâchés…à mort ! Depuis toujours .C’est qu’elle savait répliquer la garce ! Elle avait du métier ! Vous pensez bien, avec le père, elle avait appris !
Elle avait même traité de « sale Judas » ce fils trop prolixe et la brouille avait duré pendant des années…
A l’époque, sa femme n’avait rien compris. Elle n’avait pas repéré ce don héréditaire qu’il avait…
Il avait été discret.
Maintenant, elle savait.

Elle savait aussi qu’elle était La VICTIME prochaine et Attitrée ;
Elle savait qu’il aimait prendre son temps.
Que cela faisait partie du jeu, de son plaisir, sa jouissante ultime à lui.
L’orgasme différé…
Il était tellement sûr de lui et passé maître en la matière, en l’art d’assassiner autrui par mots interposés qu’il différait au gré de ses humeurs le « dernier moment ». Mot-ment.
Mensonge, manipulation violente, mots doux immédiatement suivis de mots violents,mots cinglants, mots puants polluant l’âme et le cœur de sa proie;
Il adorait manier le verbe telle une épée de samouraï semant la terreur et le sang.
Toujours dans son fourreau, l’épée ! Langue baveuse, visqueuse, bien au chaud entre ses mâchoires, et la glotte frémissante…prête à l’emploi.
Impressionnant !
Et personne ne savait quand le coup partirait : ni le lieu, ni l’heure, ni la cible ne pouvaient être par quiconque prévue, prévenus.
Là résidait sa force, son art.
Il se délectait de son propre pouvoir si bien huilé, maîtrisé, retenu puis lâché sur sa victime.


Tel un boa constrictor il enlaçait, flattait, subjuguait, tournait autour,
Puis serrait, serrait…
Combien de crises d’étouffement avait eu sa femme déjà ?
Et l’asthme de son fils ?
Et l’allergie de son chat ?
Oui, même le chat avait droit à de mauvaises périodes. Il avait failli trépasser.
Mais là, maintenant, tout se concentrait de mois en mois davantage sur ELLE ;
Plus personne à la maison au quotidien, pratique, non ?
Personne pour voir, entendre, être témoin…
Le moment idéal d’en finir approchait…
Il s’était d’ailleurs arrangé au fil des ans pour qu’elle ne travaille pas ou ne conserve aucun boulot, aucune activité sociale non plus. Qu’elle soit à son entière disposition, à sa merci.
Maintenant, il rentrait, à l’improviste, en journée, sans prévenir, n’importe quand pour frapper et repartir aussi vite.
Non, c’était trop savoureux ce petit jeu !
Tout ces jeux de mots, ces allusions, tout ces chantages masqués bien menés, tout ces reproches, ces scènes de jalousie, mon dieu quel régal !massacrer sa personnalité, son cœur et son âme, son corps aussi, petit à petit…lentement, oui, mais sûrement, savamment. Comme son père le lui avait finalement et en silence avec sa mère appris.et un de ses grands
-pères aussi parait-il….
Cela devait être un don de famille finalement… Il ne fallait pas le laisser s’éteindre !
Cinquante ans qu’il s’exerçait. Avec des hauts et des bas, certes !
Mais maintenant, il excellait !
Maintenant, oui…C’était le moment.
Le MOT qui TUE.

Il y avait déjà eu le joli coup de l’accident, l’année dernière. Il s’en était fallu de peu !
Et l’année d’avant, c’était la claque qui était partie après les mots, et qui l’avait envoyée aux urgences. (Une erreur, la claque !) Il aurait pu avoir des ennuis ! Les mots auraient suffi !
Mais l’accident de voiture, ce fut un joli coup, oui !
A distance en plus !
Un coup de téléphone. Sur son portable.
Vous pensez bien qu’elle seule serait coupable !
Elle n’avait qu’à pas décrocher, après tout !
Après tout ce qu’il lui avait dit…ce pourquoi elle était partie dans la nuit….
Et les mots prononcés n’étaient pas écrits !
Pas de traces ! Superbe coup il en était fier! Spectaculaire !
La voiture, dans le platane, après qu’elle eut raccroché, redémarré, et qu’il la rappelle, juste dans le virage….l’embardée, la voiture qui avait commencé à brûler…
Et elle sur le bas côté de la petite route de campagne sous les étoiles…Ecroulée .Il l’avait entendue hurler….il avait entendu le bruit de l’impact et de la tôle froissée.
Mais elle avait dû raccrocher…Elle avait réussi à appeler elle-même les pompiers avant de commencer à s’éteindre dans le fossé.
Mais ils avaient eu le temps d’arriver ces cons ! Ils l’avaient réanimée !
- Soit, tant pis, il pourrait encore jouer avec elle dès qu’elle serait remise sur pied !
Cela demanderait quelques mois, mais il n’était pas si pressé !

L’instant suprême avait été lorsqu’il était arrivé sur les lieux du « sinistre » ; il avait emmené son plus jeune fils, le seul présent, avec lui, pour voir. Pour lui apprendre.l’éduquer, en silence.
Les pompiers avaient écarté l’enfant de la scène, « trop jeune, pas pour lui.non, il ne pouvait pas la voir… ».
Mais lui avait insisté,s’était approché, puis avait pu assister au brancard à gonfler glissé sous le corps en vrac, cassé, aux questions, « madame, vous m’entendez ? » , à la pose du masque à oxygène, perfusion, minerve, la difficulté de remonter le tout du bas -côté,les hommes qui peinent, le corps qui ne peut plus bouger,les voix »restez parmi nous, madame ! Elle file…Madame ! ouvrez les yeux !

- que les étoiles étaient brillantes et belles !
- sirène , et tout le cirque….

- Non, il n’avait pas voulu rester à l’hôpital…

- Peut-être aurait-elle parlé ? ou refusé ?
- il était reparti tranquillement dormir chez lui…
Mais il avait pris quelques photos avec son portable !
Il les lui avait montrées bien après.
Il les avait gardées en mémoire…telles des trophées.
Sublimissime, non ?
« H.D.A.C.S. » un bel insigne. Bientôt quatre étoiles ?….
- « Haute distinction dans l’Art de la Cruauté Suprême. »
- Suprême…comme la crème glacée qu’il aimait tant.

Crème -glacée-, refroidie, qu’elle serait un de ces jours, sa crème de femme !
Et pour toujours !
C’était tout simplement merveilleux d’avoir réussi à peaufiner avec un tel art son œuvre juste avec des mots, au fil des années assénés , toujours des jeux de mots dangereux, osés, marmonnés, ou claironnés, selon l’effet désiré, criés ou susurrés…voire même suggérés…en public comme en privé. Il fallait bien varier et s’exercer, non ?

_ « Au commencement était le VERBE »….
Il était Dieu ! Et Satan !
Oui, les deux ! Gémeaux après tout !
Demain, il le lui dirait…
Il lui expliquerait….

Demain….
Le dernier mot


Celui qui l’emporterait.



FIN….enfin….


- Et elle le savait.
 24/04/2007

coralie de sezame