Destination : 85 , Itinéraire assassin


La mémoire qui flanche

J’ai la mémoire qui flanche, « c’est comme de la sauce blanche ». Non, ce n’est pas ça, la suite. Ca existe, si, je vous l’assure, mais c’est une autre chanson. Mais le cerveau sauce blanche, c’est un cerveau d’homme… Un cuisinier, sans doute. J’aimais bien faire la cuisine, je crois. Et la mémoire qui se ramollit, c’est une femme, si, si, je me souviens très bien. « Je n’ai rien dans la manche ». Non, ce n’est pas ça non plus. Ni « je fais tout comme un manche ». J’élimine « j’ai sniffé de la blanche », ça n’améliore pas franchement les choses, je le sais bien.

Les choses, parlons-en, justement, elles ont commencé à se dérober en douce, il ne me vient plus que des lambeaux, des oripeaux de chansons – au-de-là-de-nos-o-ri-peaux, noir et blanc… - il ne reste que des bribes de vie, des bouts de chair, l'odeur du sang. « Il n’y a plus d’après… Il n’y a plus qu’aujourd’hui ».

Les choses se mélangent, comme devant moi, je ne sais plus si je vous ai dit, mais j’ai commencé à voir tout flou, même ce qui est juste là, les barres verticales devant mes yeux. Est-ce qu’elles sont bien verticales ? Ou elles s’emmêlent, comme des lianes ? Pourtant, elles sont à quoi ? disons, un mètre cinquante seulement. Je ne sais même plus de quelle couleur étaient mes yeux. Je crois qu’ils étaient bleus. Je revois du rouge, mais non, ils étaient bleus. Ou noirs. Les yeux noirs, ai tchichornia. Tout est dans la couleur, toujours. Il me revient une histoire de caractère dominant ou récessif ? Je ne saurais pas dire comment est mon caractère. Va savoir ! Et la couleur n’a rien à y voir. Non…

Ca a débuté d’un coup, comme un presque rien, insidieusement imperceptible, en traître. Comment vous le faire percevoir ? La réalité ressemble à un pastel estompé, aux couleurs délavées, fades. Je veux espérer que c’est seulement à St Germain des Prés que l’après s’estompe. Mais je n’en suis pas certaine. J'ai l'after bouché par un mur, je me remémore ce terme, l'after. Etrange.

Evidemment, le brouillard, la gomme, ça a certains avantages : c’est la ouate que j’préfère, je me souviens des paroles de cette chanson, je la trouvais idiote, mais il y a du vrai. C’est comme la brume, moi qui vous parle, je suis en train de lire, on me l’a autorisé, enfin, pas en train, puisque je vous parle, mais presque, je lis donc une interview de – de qui déjà – ah oui, Umberto Eco, il dit que ce qu’il faut retenir de son œuvre, c’est la présence de la brume. De la brume qui protège, comme un cocon. Il classe les livres selon qu’il y pleut, qu’il y fait chaud – je hais les pays où jamais il ne pleut, je ne sais plus si c’est lui qui dit ça, j’ai la mémoire qui flanche. Ici, le temps est indifférent, je ne le vois plus. Peut-être qu’il n’y en a pas. Je vous parle du temps qu’il fait, bien sûr. Peut-être qu’il pleut sur Nantes, mais je crois que ça m’est égal.

En tout cas, oui, la brume, bien, tout estompé, plus de vague, plus de violence, plus d’envie de vomir la vie par toutes les pores, j’ai crié, hurlé, je crois et au même moment, le sang a giclé, j’en avais plein les mains. « Non, Johnny, Johnny, Johnny, pas avec les pieds ! ». Dans mon souvenir, il a peut-être crié, il s’est débattu, ou c’est moi, je ne sais plus, il reste un vagissement imperceptible, lointain et un soupçon de coloration, une trace, couleur « cuisse de nymphe émue », je crois que ça s’appelle comme ça, vous voyez, juste une nuance de rien. Curieux comme il ne reste que des choses incongrues. Une nymphe, imaginez-vous ce que vient faire une nymphe dans l’univers où je me meus. Si j’en ai été une, lui, ce n’était pas Apollon, mais j’ai quand même été changée en muraille.

Et la lame, il n’y avait plus de reflet sur la lame. Ca, je me le rappelle parfaitement. Avant, un éclair, après, plus rien, qu’un goût ferreux dans la bouche. L'impression bizarre d'avoir, enfin, réussi à passer la frontière. Franchi le mur. Sauf qu’il est là, devant mes yeux.

Tu vas le regretter. Qui m’a dit ça ? Je ne sais plus, j’ai la mémoire qui flanche, je ne me souviens plus très bien. Regretter quelque chose qu’on a oublié ? Non. Des vagues de brume, un couteau sans manche, ses yeux, la nymphe, un cri dans la ouate.

Comment ? L’heure de la promenade ? Bien. J’arrive.

Non, rien de rien, non, je ne regrette rien.

christine C.