Destination : 92 , Dublin, le 16 juin 1904


Bloom's dream


Heureux qui comme l'Homme erre sur cette planète, autour de cette terre à la recherche de …. De quoi ?
A la recherche de son ombre, de ses origines, d'un possible eldorado, de découvertes ? Le sait-il lui-même ?
Aventurier, nomade ou vagabond, depuis la nuit des temps, il
tourne. Il a dû faire cent fois le tour de cette immense boule de quarante et un mille kilomètres de circonférence à la ceinture.
Malgré les obstacles, les embuscades, les embûches, les épreuves, les ennuis de toutes les sortes, il n'a jamais faibli. Toujours de l'avant, il s'en est allé, avec une simple peau sur le dos. Depuis il a été vu tirant carriole, portant balluchon, besace et autres sacs et havresacs. Ces derniers temps on le revoit avec quelques nippes sur la peau, la peau sur les os, le visage émacié, de vilaines blessures aux pieds.

Ce jour-là, à Dublin, je l'ai croisé. C'était le 16 juin 1904. Comme chaque lundi je passais devant Christ Church Cathedral, pour me rendre à l'Abbaye, qui allait devenir, quelques mois plus tard, notre théâtre.
Moi, c'est William Butler Yeats, poète, dramaturge, mais avant tout le fils de John Butler Yeats, peintre et homme fantasque.

Lui, l'aventurier, le mendiant, le clochard, le trimard, appelez-le comme vous voulez, moi je l'appelle l'homme, était assis près de l'entrée de la Cathédrale où il avait passé la nuit dans l'encoignure du porche. Le jour se levait à peine et la lourde masse grisâtre du bâtiment n'arrivait pas à se dégager d'un ciel encombré de brume.
Il avait plu durant la nuit, une pluie fine persistante, comme on en subit souvent ici. Contrairement aux autres jours de pluie, la température était élevée. Un petit 16 degrés, si bien que des fleurs avaient descloses leurs robes multicolores. Elles n'avaient pas attendu le soleil. Elles perçaient de toute part, dans le gazon, le limon détrempé, entre les pavés, jusque dans la moindre anfractuosité des
murs de pierres. Partout. On pouvait avec un brin d'attention, les voir s'épanouir.
Indifférent à cette espièglerie de la nature, l'homme sacrifiait quelques gouttes de vin sur le pavé mouillé, quelques miettes de pain aux pigeons affamés. Il ingurgitait le reste, l'avalait tête baissée, comme honteux, sans oser affronter le regard des passants. Près de lui, une sébile recueillait la générosité des ouailles. Quand ma pièce tinta, sa tête oscilla légèrement. Thank-you, merci, grazie, chokrane, gracias, go raibh maith agat. Traduisez comme vous voulez ce mouvement furtif.

Je l'ai revu un peu avant midi, alors que je méditais sur la Ha'penny Bridge, penché au-dessus des eaux de la Liffey. Ce fleuve avait porté les hordes d'envahisseurs, emporté des milliers d'affamés vers un Monde Nouveau. Espoir de mieux-vivre.
Aujourd'hui - mais que se passe-t-il ? - il porte des fleurs. Des brassées de fleurs à la dérive.

L'homme était posté près du tourniquet de l'entrée sud de la
passerelle, sa sébile à la main. Il espérait recevoir l'autre demi-penny, celui qui restait aux piétons empruntant la passerelle.
Je regardais couler ce fleuve, il regardait couler le flot des
passants. Des ouvriers qui regagnaient leurs pauvres quartiers nord, des employés qui s'engouffraient dans le dédale des ruelles de Temple Bar, des étudiants du Trinity Collège. Des garçons et des filles ! Quel progrès pour ce collège qui n'acceptait que des étudiants protestants, quelques cent ans en arrière. Une grande université qui a vu sur ses bancs Oscar Wilde, Bram Stoker et tant d'autres hommes célèbres.
Passaient aussi, les élèves de l'University College. Deux ans plus tôt on aurait pu voir le jeune Joyce parmi ces étudiants de l'école catholique. Un vent de folie se levait sur la ville.

Qui était-il ce miséreux ? Ma curiosité m'attirait vers lui, mais comment l'aborder ? Il avait quitté sa place. Assis sur le bord du quai, à l'ombre de l'arche, il mangeait. Près de lui un chien famélique espérait des débris de ce maigre repas.

A mon tour, je sortis de mon sac un casse-croûte que j'allais
grignoter le long du quai en regardant les belles bâtisses
géorgiennes frissonner dans le courant. La plus belle est
incontestablement le Four Courts avec son dôme et sa majestueuse entrée à l'image des temples grecs. Nombres révolutionnaires nationalistes y furent jugés. Le vent se levait sur L'Eire, un vent mauvais attisé par la misère, un vent d'espoir aussi. Les condamnés furent jetés dans les geôles de la prison de Kilmainham Goal. C'est
dans cet univers de pierre et de métal que Charles Stewart Parnell, surnommé « le roi sans couronne d'Irlande », a poursuivi sa lutte pour l'indépendance de son pays.

La douceur du jour, le ciel d'un bleu presque pur, ce soupçon de parfum qui flottait dans l'air, m'encouragèrent à poursuivre à pied jusqu'à la General Post Office. Au passage j'achetais une carte pour cette chère Olivia Shakespeare. Dans ma boîte m'attendait une lettre de Maud. Elle aimait toujours mes poèmes et m'annonçait la naissance de son fils : Sean MacBride.
Alors que je passais sous le portique hexastyle de l'entrée, je reconnus mon homme au tintement des pièces qui tombaient dans sa sébile sans inquiéter la myriade de passereaux qui se pressaient autour de lui. L'un d'eux s'était perché sur son épaule et chantait à tue-tête comme pour rameuter tous les piafs de l'île. C'était l'occasion d'entamer la conversation. Je m'approchai. Le sol était jonché de graines. Si je comprenais l'empressement des oiseaux, je ne comprenais pas ce qui se passait depuis le matin. D'abord ces fleurs
épanouies un peu partout, jusque dans des endroits insolites et maintenant l'étrange comportement des oiseaux. Ils arrivaient la fleur au bec et repartaient le gésier garni de graines. Quel est ce charme qui plane sur la ville aujourd'hui ? J'avais prononcé ces paroles à voix haute. Comme un écho l'homme prononça : "Bhí sin ann agus is fada ó bhí..." "Il était une fois, et c'était il y a bien longtemps..."(formule traditionnelle irlandaise) , puis se tut.

Il en avait trop dit et pas assez (formule française) et comme le soir tombait, je l'invitai à finir la journée au pub.
Il accepta mais d'abord nous devions faire un détour par Crok Park.
Ce soir-là, pas de match de football gaélique ni de hurling. La rencontre était dans le ciel. Je n'en croyais pas mes yeux. Des escadrilles d'oiseaux menaient grand tapage au-dessus d'un champ de trèfles bariolé de fleurs. Pour la première fois, l'homme leva la tête, ses yeux brillaient de malice et de bonheur. Des yeux d'enfant émerveillé.

Il faisait déjà nuit quand nous entrâmes dans Temple Bar. Quartier de pauvres où la poussière et la tristesse n'épargnaient aucune maison dans ce dédale de ruelles semées de détritus, de coulures d'urine.
Nous avancions à tâtons dans le silence parfois griffé de pleurs d'enfants, de ronflements, d'une porte refermée par une main invisible, d'un vieillard qu'on expulse et qui ira disputer sa nuit aux chats et aux rats qui pullulent sur les pavés crasseux.
Une lanterne enfin, une femme fardée dans la lumière blafarde, un air de musique, un brouhaha de voix qui s'écorchent. Le James Toner ouvre son antre. Une table à l'écart pour recueillir des confidences, une pinte de Guinness pour délier la langue, des pincées de tabac pour noyer un peu plus la réalité dans un halo trouble, un pâté et du pain.
Au bout de la nuit j'en savais un peu plus sur ces Irish Travellers, ces Thinkers, ces nomades du nord, ces colporteurs de contes et de légendes glanés au cours de leurs pérégrinations, issus d'un temps révolu.
"Bhí sin ann agus is fada ó bhí..." "Il était une fois, et c'était il y a bien longtemps…" les fleurs… les oiseaux… le faiseur de rêve… le vent dans les roseaux…

Demain il repartirait dans sa campagne irlandaise. Je l'ai
raccompagné jusqu'à son porche de nuit, pas vraiment, ce soir il préférait dormir à deux pas de là, à l'abri de la cathédrale de Saint-Patrick, qui célèbre le culte protestant. Est-ce un hasard s'il avait voulu se rapprocher de Jonathan Swift, l'auteur des "Voyages de Gulliver" ?

Je l'ai laissé là, à ses facéties et suis rentré chez moi. A un angle de rue j'ai croisé des ombres fugitives. A peine entrevues. Juste le temps de reconnaître Joyce, Léopold, Stephen, Molly et Nora. Déjà le noir les avait avalées. Qu'importe, le jeune James n'appréciait guère le romantisme gaélique que j'incarnais.

Belle journée, belle comme un bouquet de roses. L'Evening Herald n'a jamais mentionné ce fait, ni l'Homme libre, ni aucun penny-magazine.

Alors si vous venez un 16 juin à Dublin, une seule recommandation : «Marchez doucement car vous marchez sur mes rêves.» (William Butler Yeats).

mireille