Destination : 92 , Dublin, le 16 juin 1904


UNE JOURNEE EN ENFER

Un jour de 1904 à Dublin. Je suis arrivée depuis quelques jours chez ma mère. Nous sommes le 16 Juin, un samedi pour être exacte. Il pleut à torrent. Que faire par ce temps si horrible ?

Nous réfléchissons quelques instants puis ma mère me dit :

- Si nous allions ranger le grenier.

Je ne suis pas très enthousiaste face à cette idée, il y a pour seule lumière une petite chandelle à la flamme vacillante. J'ai peur du noir.

Au dehors, l'orage déferlant sur les toits des maisons grises, serrées les unes aux autres fait rage, rendant les circonstances plus angoissantes encore.

Au deuxième étage se trouvent les chambres. Dans celle des amis, le grenier. J'ouvre la trappe, grimpe à l'échelle. En entrant, la première chose que je vois c'est cet immense squelette gris blanc. Je pousse un cri puis j'ai un geste de recul, heureusement que maman est là pour me rattraper sinon je risque de finir la tête dans la pièce du dessous.

A y regarder de plus près c'est vrai qu'Oscar, c'est le nom que je décide de lui donner, n'est pas si horrible. Il est même plutôt mignon avec son kilt et sa chemise blanche. Il aurait la peau sur les os je pense que j'en tomberait amoureuse.

Je jette à nouveau un oeil sur Oscar puis me mets à aider ma mère à ranger cette pièce qui me semble immense. Il y a un tas d'objets qui jonche le sol, en particulier des instruments de musique. Plus loin, dans les deux coins de la pièce, il y a deux petites chaises, sur celles-ci
deux jolies poupées de porcelaine.

J'ai immédiatement beaucoup de tendresse pour ces poupées, je demande à maman à qui elles ont appartenu. Celle-ci tourne les yeux vers moi, je peux y lire toute la tristesse que lui inspirent ces personnages.

- Ces deux poupées étaient le cadeau que vous avait offert votre grand-mère, à toi et à ta soeur.

A ces mots, elle éclate en sanglots. Elle m'a toujours caché l'existence de cette soeur. Cette annonce me remplit de joie, enfin je ne vais plus être seule, je vais pouvoir tout partager avec quelqu'un.

Je contemple ma mère, pourquoi était-elle si triste ?

- Maman ? Pourquoi pleures-tu ? Tu devrais te réjouir de m'avoir appris cette nouvelle !

- Heureuse, comment pourrais-je l'être en sachant ce qui est arrivé ! Je regrette tant cette histoire !

- Quelle histoire ! Maman raconte-moi ! Je veux savoir ! Tu n'as pas le droit de me cacher la vérité !

- D'accord, je vais tout te dire, mais promets-moi une chose, de ne pas en vouloir à qui que ce soit !

- Je te le promets. Vite, raconte !

A cet instant, un violent coup de tonnerre éclate suivi d'un courant d'air qui fait vaciller et s'éteindre la bougie. Puis tout à coup, dans la pénombre de la pièce, une voix déclare :

- Non, ce n'est pas à toi, maman qui va lui dire ce qui s'est passé, c'est à moi de lui avouer !

Maman et moi, nous nous regardons, effrayées. Puis, soudain, la voix reprend :

- Mon nom n'est pas et n'a jamais été Oscar ! Mon nom, et tu le sais maman, mon nom est Grace. Oui, maman, je suis ta fille, que tu le veuilles ou non, je suis ta fille...

Soudain, la voix de Grace est couverte par le bruit d'un orchestre irlandais, un brouhaha de cornemuses, de fiddles, de harpes et de flûtes celtes. Alors, le squelette prend la forme d'un humain, une jeune fille pour être exacte. Elle est belle, très belle, avec ses boucles et sa robe de princesse. Elle semble évoluer dans une salle de bal, celle d'un château.

Elle danse pendant un moment qui nous paraît interminable. Je me souviens alors très bien de cette danse, je l'ai vue plusieurs fois, elle s'appelle "Is rinnce fada le racaiereacht ogban,la longue danse et le jeu des jeunes filles.

Une fois la musique terminée, elle revient vers nous et s'adressant à ma mère :

- Tu vois, maman, au moins ici je m'amuse, je ne suis plus prisonnière de parents qui se fichent de moi et veulent ma mort !

Maman la regarde dans les yeux, le long de ses yeux perlent des larmes transparentes. Quelques minutes de silence rendent l'atmosphère plus lourde et plus pénible encore. Puis
soudain, maman reprend ses esprits :

- Si nous avons fait cela, c'est pour t'éviter de souffrir. Nous savions, ton père et moi, que nous ne pouvions plus rien pour toi. Te voir allonger sur ce lit toute ta vie, nous aurait été insupportable.

- Insupportable ? Mais qui aurait supporté cette situation toute sa vie ?

- Toi, on le sait. Mais qui aurait dû s'occuper de toi jusqu'à ton adolescence, voire ta majorité ? Et puis avec les moyens que nous avions à ce moment-là, c'était impossible !

Grace était exaspérée, bouleversée et déçue d'entendre ce genre de propos :

- Je ne valais rien à vos yeux, juste de l'argent ? C'est pour cela que vous vouliez ma mort surtout toi d'ailleurs, et quelle mort ! Battue avant d'être pendue aux yeux de toute la famille !

De nouveau un silence, puis un silence se fait dans la pièce. Dans le lointain, on perçoit le bruit de l'orchestre irlandais. Cette fois-ci, il ne joue plus une danse gaie mais une marche funèbre. Tout à coup, la voix de Grace résonne à nouveau :

- Tu vois cette musique, elle est jouée en ton honneur car tu ne mérites qu'une chose, mourir et mourir ton ignominie de mari en enfer ! A l'heure qu'il est, il doit être consumé, tellement les flammes l'auront léché. Moi je ne suis plus de ce bas monde, non plus, mais ici je suis heureuse, j'ai de nombreux amis, j'habite dont je suis la princesse, et surtout je ne suis plus sous l'emprise de gens
horribles, comme vous. J'ai tout pour être heureuse ici.

Enfin la voix tout comme la musique se taisent à jamais. Une dernière fois, le tonnerre gronde. Une dernière fois un éclair déchire la pièce, emportant avec lui la mère et la fille que la diablesse ne faisant pas de détail a condamné à mourir dans les flammes de l'enfer.

J'ai été le dernier témoin de cette scène qui se termina pour ses deux femmes le 16 juin 1904 à minuit dans une petite maison de Dublin.

Jamais plus dans la capitale Irlandaise, on entendit parler de la famille Glinn.

EMILIE F