Destination : 97 , Coupable ?
Coup de théâtre
Monsieur le président, Mesdames et messieurs les jurés,
Vous allez devoir vous prononcer sur le devenir de ces trois frères. En d'autres termes, sur leur vie ou leur mort.
Depuis plusieurs semaines, vous avez entendu les divers témoins, les réquisitoires de l'avocat général, les différents dossiers de l'enquête préliminaire. Votre opinion est encore hésitante et imprime à la balance un jeu de yoyo.
Certes chacun de mes clients a, à tour de rôle, asséné au brigadier des coups francs et répétés. Ces coups n'ont pas été portés dans l'intention de provoquer la mort. Regardez-les ces trois frères ! Ont-ils des têtes de tueurs ?
Sur le banc des accusés, les trois frères attendent, l'air penaud, le regard rivé dans les yeux de leur mère, Madame Couh de Six Reines, écarlate, gonflée, retenant à grand peine ses cris stridents. Lors de l'audience précédente, on avait dû l'expulser de la salle suite à son intervention intempestive.
Certes ce sont des travailleurs de l'ombre. Ils oeuvrent hors de notre vue, dissimulés derrière un rideau à coulisse ou sous les lames des tréteaux. Jamais vous ne les verrez, ni côté cour, ni côté jardin. Ils ne sont rien, qu'un envers de décor. Et c'est cela que vous voulez condamner ? Les absents ont toujours tort, nous le savons. L'inconnu effraie.
Mesdames et Messieurs, dois-je vous rappeler l'histoire de mes clients ? Dès leur naissance, le mauvais sort s'est acharné sur eux. Des triplets, fluets, frêles, le cordon autour du cou les a rendus bleus, sourds et muets. Trois mauvais Couh. Sombre tableau.
Leur sœur, Melle Couh Gourde travaillait dans ce théâtre. C'est là qu'ils ont commencé à taquiner le brigadier.
Le directeur, le vieux Monsieur Pouss, leur a donné un bon coup en les engageant.
Et vous voudriez maintenant leur donner le coup de grâce ? Les priver d'un travail qui leur permet tout juste de survivre ? Un travail où ils se donnent à fond, car si mes clients ne sont pas des Couh sains d'esprit, le labeur ne leur fait pas peur.
Qui d'après vous a intérêt à supprimer mes clients ? Pas le brigadier, il n'a jamais porté plainte. Sa tâche est étroitement liée à celle des trois Couh.
Une dénonciation par lettre anonyme ! Un corbeau et ses infâmes coups de bec brouilleraient-ils aussi facilement votre âme et votre conscience !?
N'avez-vous pas été frappés lors de l'audience de l'unique témoin à charge ?
N'avez-vous donc rien remarqué quand il a s'agi de prêter serment ?
Monsieur le Président, je souhaiterais interroger à nouveau ce témoin.
Un être voûté, enveloppé dans une cape sans couleur, quelques cheveux gris épars, tombant sur les épaules, une face blafarde aux yeux ternes, s'avance à la barre, aidé par un gendarme. Dans un souffle il décline ses nom, âge, qualité et la phrase d'usage : "Je le jure", sans lever la main droite mais par un mouvement de la tête qui rend son chuchotement presque inaudible.
Nous y sommes ! Ce monsieur ne prend pas la peine de lever la main ! Mais hoche la tête.
Maître, interrompt le Président, le témoin est manchot.
Excusez-moi Monsieur le Président, excusez-moi Monsieur Le Souffleur, lance l'avocat. Ce détail est absent de mon dossier.
A voix basse d'ajouter : "Ce tribunal ressemblera bientôt à la cour des miracles"
Rappelez-vous les déclarations des témoins de la défense
Rappelez-vous les propos de La tante à l'encontre du souffleur. Mme Couh le mêle à toutes les sauces, elle a même ajouté : cette lettre est un coup de ce monstre.
Rappelez-vous la découverte de M. Couh Paul, l'oncle des accusés, cet électricien qui du haut de ses rampes lumineuses, a vu au ras des planches, la tête de cet homme qui chuchotait des manigances.
Souvenez-vous de Messieurs Tume et Faction !
Mes clients n'ont commis aucun crime. Leur seule faute est d'avoir lésé sa Majesté Souffleur.
Remplacer les trois Couh par une sonnerie vibrerait plus doux aux oreilles de cet homme. Le brigadier ne souffrirait plus de courbature et de coupure. Mais ce serait condamner mes clients à une déchéance encore plus grande. Souhaitez-vous augmenter le taux de chômage ? Quel coup bas ! Je comprends le courroux qui anime leur mère.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, je vous demande d'acquitter les trois Couh. Je suggère de leur attribuer une mesure d'intérêt général guidée par une personne apte à les aider à mesurer leur geste à la hauteur des décibels autorisés.
Soupirs et sourires de satisfaction frissonnent la salle, relaxent les traits tirés du jury. Jusqu'au Président que cette idée sans coup fait rire.
Maître Couleuvre