Destination : 5 , Si on s'écrivait ?


l'être ailleurs

Le 30 févr.-008

Mon petit Lou,
Mes Mes chers enfants,
Ma Chatoune adorée,
Mon grand Gardien fidèle,
Mon cher jardin à l’abandon,
Ma maison (ex-écrin) désertée,


Me voilà désormais bien loin de vous….
Vous le savez, mais n’en avez cure, je le vois bien,
Car vous ne réalisez sûrement pas combien il m’a coûté de m’exiler ici, ni ce que cela signifie.
Ou plutôt, je pense que vous ne tenez absolument pas à le savoir :
- Votre tranquillité en dépend.

D’ailleurs, vous ne m’appelez pas, vous ne m’écrivez pas, votre petite vie toute personnelle continue bien tranquillement avec vos congénères, copains, amis, conquêtes, collègues, habitudes rassurantes, que sais-je encore.

Pour ma part je suis totalement seule.

A part les soins quotidiens prodigués la plupart du temps en silence, et dans l’anonymat le plus complet
(me voilà réduite à une simple fiche où est représenté un corps criblé de points) je ne vois ni ne parle à personne.
Je ne peux pas dire que cela m’étonne : déjà parmi vous j’étais si transparente …
Mon avis, mes sourires, mes attentions comptaient si peu !
Ne croyez pas que c’est une lettre de reproches : non, ce ne sont que mes propres constatations mises en lumière par ma situation actuelle.

Chacun est libre de régir sa vie comme il l’entend au fur et à mesure, et je suis bien placée pour vous dire que ce n’est pas facile tous les jours. Donc je ne juge personne, pas plus vous, les miens, que les autres que je ne connais pas, je fais une sorte de bilan personnel en quelque sorte. Mais autant que quelqu’un le reçoive non ? Alors je vous l’adresse…j’adorais tant écrire et recevoir des lettres !
Peut-être est-ce une bouteille à la mer, qu’importe ? Je ne peux plus me raconter d’histoire aujourd’hui :
Je suis seule ici, personne ne sait où, ni si je mange ou pas, si je me lève ou pas, si je respire encore, si je suis dans les bras d’un être de lumière merveilleux qui me transporte au paradis ,ou si je vis l’enfer et pleure toute la sainte journée…

La température est caniculaire certains jours. Pas de climatisation, pas même de ventilateur, mais comme je suis seule je peux me risquer dans le plus simple appareil sans choquer ni provoquer personne ! la solitude offre certaines libertés.
J’ai à ma disposition une douche, une plage sans cesse violée ou reconstituée par des pelleteuses, cela m’inquiète un peu : pourquoi faut-il remanier ce sable si fréquemment ? Une eau gorgée de méduses certains jours…elles sont magnifiques, si souples, si graciles, avec ce dessin si particulier au milieu de leur dos, mais "baignade interdite" car dangereuses ! Dommage ! Me voilà si déçue !
Remarquez qu’avant leur arrivée, - ou avant que je le sache ?- Je me suis essayée à une baignade solitaire et mon corps était tellement fatigué que je n’ai pu aller bien loin ! C’était à la fois délicieux et si désespérant... moi qui aime (aimais ?) tant l’eau !
C’est après que je m’en suis retournée sur le sable me reposer, et qu’un jeune homme voyant probablement mon maillot bien mouillé m’a apostrophée :
« Madame ! »
-MADAME ! MADAME !
(Croyant à un dragueur de plage ou autre importun, je fis semblant de dormir mais il insista et je tournai finalement la tête vers la voix)
- Madame faites attention, il y a des méduses ! elles sont dangereuses !

- Ah bon ? Merci jeune homme ! Merci beaucoup !

( Merci beaucoup de prendre soin de moi alors que mes fils ou mon mari au loin ne me diraient même pas bonjour, rentreraient sans même me voir tellement occupés d’eux-mêmes ! )MERCI !

Vous ne pouvez pas imaginer combien cette simple parole m’a émue et rendu un sursaut d’humanité !
Une fois certain que j’avais compris son message, il s’en est allé, souriant.
Je l’ai chaleureusement remercié et je peux vous avouer qu’il a transformé ma journée ;J’existais encore, quelqu’un m’avais vue.
Quelqu’un avait subitement pris soin de moi, pris quelques instants pour moi !
Bien entendu, vous ne comprenez sans doute pas de quoi je parle…
vos vies si trépidantes n’ont cure de ces considérations –là !
Et puis que votre mère ou compagne ou amie rencontre une méduse, vous n’en avez rien à faire, je le sais bien !

Voilà , je le sais.

Que dois-je faire de ce savoir –là ?

Je suis une inconnue et une indifférente, une malade en cure dont on ne parle pas,
Une épouse conquise à jamais dont « on n’a plus cure » justement,
« la rabat-joie de service car celle qui tente d’émettre quelques règles de savoir vivre, savoir être, convivialité, politesse sans doute désuète,
une amie qu’on ne veut surtout pas voir malade et à qui on préfère son amant , ses enfants, ou qui doit être disponible pour les épanchements, bref quelqu’un de totalement seule qui doit se débrouiller sans rien demander ou attendre et surtout ne pas faire de vagues.
Cela tombe bien ! la mer est calme, les méduses lymphatiques ont envahi le littoral, je reste terrée dans mon espace dès que le pointage thermal est clos.
Une poule dans son enclos en quelle que sorte.
Le cadenas est bien fixé, le renard pas intéressé, le temps n’a plus qu’à s’écouler …
L’autre soir, erreur de numéro, un jeune m’a téléphoné sur mon portable habituellement muet !
Nous avons discuté un bon moment.
« t’es qui toi ? » m’a-t-il lancé lorsqu’il eût compris sa bévue
-et toi ? lui lançais-je ?
-je suis X ;et toi, t’as quel âge, t’es d’où ? »
-l’âge d’être ta mère, j’habite le sud, et j’ai de grands enfants !
(.......)
« A ben t’es cool ,toi ! qu’est-ce que tu fais comme job? »
Ils ont d’la chance tes enfants !

Et voilà …
Dans la vie,
Dans le monde du travail,
T’es qui ?

-personne.
-je n’existe pas.

Pour vous non plus.

Alors ne lisez pas cette lettre, ça ne fait rien.
Je sais bien que mes histoires, vous n’en avez rien à faire !
D’ailleurs, vous ne parviendrez sûrement pas jusqu’à ces lignes-là !

Mais à moi, cela a fait du bien de faire semblant d’y croire…de répondre à la consigne d’écriture…
J’ai tant écrit autrefois ! et mes amis répondaient dans ce lointain passé, plus ou moins rapidement…je guettais le courrier…les parents s’en mêlaient parfois…
(que d’histoires , d’espoirs et de désespoirs!)

Maintenant…
Il y a l’ordinateur, le portable, les sms, et quand rien de tout cela ne passe, qu’il n’y a pas de connection, de réseau, ou que chacun est occupé à sa propre vie sociale en bande organisée (école, collège, lycée, travail, jeux vidéo ou en réseaux…)et n'a plus de temps à perdre,
PLUS RIEN.

Voilà , je suis en cure.
De RIEN.
Et c’est décapant, comme de l’acide pur.

Bien à vous,
(Si toutefois vous l’avez un jour vu, su, voulu.)
Ce n’est rien.
Tout est bien,
Continuez chacun votre chemin !


PS : je vous ai tant aimés !désirés !
Mon dieu pourquoi ?
Quelle folle je fus donc !

-tout cela est bien trop encombrant sans doute bien sûr ; je ne vous en veux pas plus que ça.
J’éprouve juste une immense tristesse, de la lassitude, et puis cette maladie que personne ne veut voir...
- solitude et silence, extrêmes, impitoyables -

Je vous embrasse de tout mon amour inemployé.
Portez-vous bien.
Réussissez,
Restez un tout petit peu Humains, si vous y parvenez.
Merci de m’avoir traversée.
.
Tendresse, ELLE C.


CORALIE de SEZAME

coralie de sezame