Destination : 110 , Répétitions particulières


Epidémie


« La vérité ne se trouve pas dans un seul rêve mais dans beaucoup de rêves. » (P.P.P)


A cette époque-là, je ne voyais rien, ni personne. Le monde extérieur m’indifférait. Je ne me souvenais même plus que j’allais mal, tant j’étais muré en moi-même. Je faisais semblant de bouger, j’accomplissais quotidiennement des gestes machinaux, le minimum. Mais en vérité, j’étais absent. Anesthésié. Presque mort.

Après quelques années de route sans destination précise, parcourues sans autre but que de m’égarer moi-même, je m’étais arrêté à Naples. Pourquoi là ? Je ne saurais le dire. J’y avais fait escale une nuit, sans doute par nécessité, et plusieurs mois après, j’y étais toujours. Tout simplement. Sans avoir rien décidé.
Même si, évidemment, on ne vient jamais à Naples par hasard.

La ville était à l’abandon, les hommes voisinaient avec les rats qui couraient, même le jour, sur les détritus répandus dans les rues, la pauvreté ajoutait une couche de décadence à la teinte sombre des murs de lave noire, venue du volcan voisin, et si tant est que j’y aie réellement prêté attention, je crois que je la trouvais belle. Je ne pouvais pas imaginer cette ville autrement que ruinée, comme elle l’était.

Je m’étais installé dans le quartier populaire, derrière le monastère de Santa Chiara, dans un minuscule appartement passablement délabré. On y montait par des marches défoncées, il manquait des tommettes dans tout l’escalier, l’éclairage du couloir était constamment en panne, et le peu de lumière qui passait à grand peine au travers des vitres salies était encore estompé par le linge suspendu d’un côté à l’autre de la rue. Dans ma pièce unique, les murs étaient parcourus de fissures à travers lesquelles le vent passait. J’avais toujours froid, mais je savais que c’était avant tout un froid intérieur. Je ne songe pas à me plaindre en disant ça, pas plus que je ne me plaignais à l’époque, parce que ce délabrement, cette obscurité, faisaient exactement écho à ce qu’était ma vie depuis que Lola m’avait quitté, me laissant perdu, en proie à une douleur enfouie.

J’avais trouvé sur le marché un petit travail, qui me faisait lever très tôt, mais ça m’allait : je le faisais machinalement, moins pour gagner les quelques lires nécessaires à ma subsistance, que pour m’y abrutir. Fatiguer mon corps à déplacer des caisses lourdes était une arme radicale contre le carrousel des obsessions qui me dévoraient la tête. J’avais vraiment besoin de ça à cette période-là. Mon désenchantement s’accordait aux murs noirs et lépreux du Vicoletto San Domenico. Comme le goût du caffe amaro que je prenais en passant, debout au zinc, était à l’unisson de mes pensées.

Il avait plu une partie de la nuit, comme ça doit arriver parfois en avril, je suppose, même dans le sud.
Il faisait encore sombre quand je sortis, ce jeudi-là, juste avant Pâques, pour aller au travail. La rue était faiblement éclairée. Je n’y voyais pas très bien, mais j’avais déjà l’habitude de me déplacer sans trop de problèmes dans cette quasi obscurité, malgré les dalles mal jointées qui me faisaient encore de temps à autre trébucher, au moment où je relâchais mon attention.
J’avais parcouru trois mètres, quand je faillis buter sur un homme étendu contre le mur. En fait, plus précisément, sur son bras, qui traînait par terre. Je fis un écart pour l’éviter, alerté in extremis par la teinte de sa peau, un bistre à peine plus clair que le sol, mais qui s’en détachait quand même. Je m’arrêtai, regardai mieux, sans comprendre tout de suite ce que je voyais.

Le mur s’ouvrait sur un soupirail étroit, à une trentaine de centimètres du sol. L’homme était couché là, le corps à moitié engagé dans le trou, comme s’il avait voulu s’introduire dans la cave pour s’y abriter, les pieds en avant, et qu’il s’était endormi en cours de route, épuisé par la difficulté de la tâche.

C’était un miséreux, presque nu malgré l’humidité froide de la nuit, avec seulement, autour du ventre, un bout d’étoffe vaguement noué, qui ne masquait pas une extrême maigreur. J’aurais pu compter ses côtes, si l’idée m’en était venue. Son corps, cependant, était trop blanc pour être celui d’un vagabond. Sa posture était étrange : je ne pouvais voir ni ses pieds, ni même la partie inférieure de ses jambes, qui disparaissaient dans l’ombre épaisse de la cavité. Il était couché sur le dos, la tête en arrière, le bras gauche ballant débordant sur la chaussée.
A mieux le regarder, il me parut anormalement inerte. Sa poitrine était tellement transparente que j’aurais vu s’il respirait. En fait, il ne dormait pas, c’était évident, il était mort, écroulé là. Je le regardai un peu plus attentivement, sans trop m’approcher.
Je cherchai deux minutes à comprendre si la mort l’avait saisi pendant son sommeil, ou si quelqu’un, un assassin peut-être, avait tenté de dissimuler son corps dans ce trou, sans y parvenir, sans doute dérangé par un passant qui avait interrompu sa besogne. Je ne parvenais cependant pas à y distinguer ni blessure, ni sang.
Finalement, je renonçai. Je m’éloignai, laissant le cadavre seul. De toute façon, dans l’état où il était, il n’avait besoin d’aucune aide. Et surtout pas de la mienne.

Je tournai le coin de la ruelle et parcourus la rue suivante dans un certain état de trouble, qui contrastait avec la torpeur ouatée qui était devenue mon état ordinaire. Trois rues plus loin, un spectacle déjà presque familier me fit frissonner. Environ aux deux tiers de la ruelle étroite dans laquelle je me trouvais, le Vico della Serpe – je n’avais jamais fait vraiment attention à ce nom, la rue du serpent, mais il me semblait symbolique, tout à coup – j’aperçus un autre homme, identique au mort de ma rue, dans la même position, à moitié happé par le soupirail.
La suite de mon parcours fut étrange. Dans le lacis de ruelles que je sillonnais, un peu halluciné, au détour d’une porte cochère, à l’arrière d’un ancien palais, dans une encoignure sombre, près de la chapelle San Severo, Vicolo dei Candelari, et encore ailleurs, avalés par le néant des fenêtres et des murs en ruine, les morts se multipliaient. La ville était en proie à une épidémie dont la cause m’échappait. J’en arrivai à me demander, en proie à une inquiétude sans réelle curiosité, si j’étais moi-même malade, plongé dans des fantasmes délirants, ou déjà mort.

Je ne sais comment je parvins au marché. Malgré le trouble qui s’était emparé de moi, je dis rien à personne. D’ailleurs, à qui aurais-je parlé ? J’évoluais depuis deux mois comme une ombre au milieu de silhouettes sans visage. Il y avait bien Pasquale. Mais on n’avait rien échangé d’autre que nos prénoms. Et comment être certain que je n’avais pas rêvé tout ça ? J’en avais pris l’habitude, la solitude me jouait des tours, peuplant mes pensées de chimères et d’illusions qui avaient autant, sinon plus de consistance que la réalité même.

Ce jour-là, je déplaçai des cartons, des tonnes de carton. Je fatiguais mon corps et mon esprit, pour faire disparaître ces visions de mon cerveau embrouillé.
A la pluie avait succédé un brouillard incongru à Naples, mais je ne m’étonnai pas, encore une fois, de la concordance secrète entre cette ville et moi.
Quand je rentrai chez moi, après le travail, je passai devant le couvent Santa Chiara : j’étais certain que les cadavres auraient été ramassés pendant la journée, et y auraient été emmenés pour être brûlés, comme j’avais lu qu’on le faisait en temps de peste.
Mais le lieu était désert et silencieux.

Un peu plus loin, repassant par une des rues de mon trajet matinal, j’aperçus à nouveau le cadavre que j’y avais vu le matin même. Plus loin encore, Vicolo Santa Sofia, un homme dont je ne distinguai pas le visage transportait un mort sur son dos. Il était penché en avant, presque entièrement dénudé lui aussi. Je le voyais mal. Il était en train de pénétrer dans une maison, par un porche obscur, mais je n’avais aucune idée de l’endroit où il amenait sa charge morbide. Il le tenait par les chevilles, ils étaient dos contre dos, le mort avait des cheveux longs qui touchaient presque le sol. Malgré son évidente légèreté – son corps et son visage étaient émaciés – je pensai un instant que ses chevilles pouvaient se briser. Le tissu drapé qui masquait son sexe ressemblait à un linceul.

Je continuai mon chemin, rencontrant de plus en plus d’hommes affairés à dégager les cadavres, dans un silence extrême. Les corps dont ils ne s’étaient pas encore occupés gisaient toujours dans la même position, là où je les avais rencontrés le matin même. Pourtant, il s’était déjà écoulé beaucoup plus d’une journée depuis la nuit dernière, le temps se distendait.
A part les nettoyeurs, je ne croisai personne dans les ruelles.
Sauf quelques femmes, toutes adossées à un mur, tenant un linge blanc à bout de bras. Sans doute étaient-elles blanchisseuses, chargées par la municipalité de collecter les linceuls contaminés, et de les laver, pour éviter que l’épidémie ne se répande.

J’avançais avec lenteur, je me sentais épuisé. J’étais peut-être en train de contracter la maladie, moi aussi. Ou en proie à des hallucinations. C’est ce que je pensai quand je passai dans la Via Oronzio Costa.
Une marchande était installée, assise devant une cagette de poivrons et de tomates. Un des pieds de sa chaise écrasait le bras d’un cadavre, sans qu’elle paraisse l’avoir remarqué. Le rouge des tomates et le jaune des poivrons, seules taches de couleur dans la ville de cendres, donnaient à ce spectacle une allure de mirage. La vieille semblait tout à fait calme, dans un voisinage presque badin avec la mort. Elle me sourit même quand je passai devant elle.

Arrivé Vicolo dei Candelari, les forces me manquèrent et je m’écroulai juste contre l’homme au soupirail, qui était toujours là.
Je fermai les yeux, longtemps, je pensais à la vie des autres, si fragile, et à la mienne, tellement immobile que la mort m’oublierait sans doute.
Longtemps après, quand je me repris, je saisis mon poignet gauche de ma main droite, pour m’assurer que j’étais vivant. Même si je ne savais plus, au fond, depuis plusieurs mois, si je l’étais encore vraiment, ou non.
Sous ma paume, si ma chair était froide, je pouvais en percevoir quand même, nettement, le contact contre ma peau.

L’homme, lui, était toujours là. Mais aucune odeur ne s’en dégageait. J’avançai la main vers son bras, dans l’espoir qu’il n’était pas peut-être pas mort. Non pas que je m’en soucie vraiment, à vrai dire. Tout m’était égal, en fait. Encore plus à ce moment-là que la veille.
Mais ma main ne rencontra que la pierre. Le contact en était presque doux. Je passai et repassai la main au même endroit, sans rencontrer de relief, approchai enfin ma tête de son bras jusqu’à le toucher. En fait, l’homme n’était pas un humain de chair et d’os. Ce n’était qu’un dessin, grandeur nature, fait à la pierre noire, sur une feuille de mauvais papier, qui épousait le mur dans ses plus fines anfractuosités. Il était d’une hallucinante précision, et la feuille avait été collée à moitié dans le soupirail jusqu’à déborder sur le pavé, d’une telle façon que l’illusion soit parfaite.
Je me levai d’un bond, parcourus à nouveau les rues comme un dément. Tous les personnages que j’avais vus depuis le matin, qui paraissaient si réels, n’étaient que des fantômes de papier, d’une surprenante véracité. Plus vrais que nature, plus morts que de véritables cadavres.

Vicolo della Botte, je restai planté un moment, à regarder des enfants qui tapaient dans un ballon de foot, en visant le centre du linceul d’une des blanchisseuses. Ils criaient d’enthousiasme quand le ballon l’atteignait.
Un shoot maladroit, peut-être destiné à me faire dégager – je gênais leur jeu, je crois – envoya le ballon dans ma direction. J’attrapai par sa chemise le gamin qui s’approcha pour le récupérer.
Tu sais qui a dessiné ça ?
Il m’échappa, dans un rire :
Ma, è il francese, signore !
Avant qu’il ne soit trop loin, je rajoutai, fébrile :
Mais quel français ? son nom ? où il habite ?
J’eus le temps d’entendre :
Il pintor… Ernesto…
Les gamins disparurent en une volée de rires, me laissant seul dans la rue.

Les mois suivants, je passai une bonne partie de mes nuits à chercher « il francese ». La journée, je courais les bouquinistes, les bibliothèques, les librairies, à la recherche de documents parlant de lui. Je parlais à toutes les femmes du quartier, vieilles en noir installées toute la journée devant leurs étalages précaires. J’écumais tous les cafés, dans l’espoir de le croiser. J’allai même une fois au commissariat. On m’écarta sans me répondre.
Cette poursuite obsessionnelle m’occupa longtemps, j’étais fasciné par cet homme, ses images me hantaient, me bouleversaient, au point d’occuper toutes mes pensées.

Elles restaient toutes en place, et les intempéries ou la chaleur, très lentement, les altéraient, les déchiraient peu à peu, les dégradaient. Les habitants n’y touchaient pas, entretenant avec elles une familiarité muette.
Ces silhouettes décharnées, spectrales, qui me paraissaient parfois vaguement menaçantes, faisaient partie intégrante de la vie des napolitains, qui les côtoyaient comme si ça avait été des cousins un peu éloignés, venus là passer quelques jours de vacances. Jour après jour, ils s’asseyaient dans la rue, à leurs côtés, désoeuvrés, pour leurs longs bavardages quotidiens, sans y prêter vraiment d’attention, sans les ignorer non plus.
Je ne revis plus les enfants.

Ernest était insaisissable. Il continua, à espace irrégulier, toujours la nuit, à accrocher sur les murs de la ville d’autres séries d’images. Maintenant, je savais qu’il s’agissait d’images. Mais malgré cela, je m’y laissais toujours prendre. En arpentant les rues, je rencontrais des christs ailés, des hommes brandissant deux têtes coupées, comme s’il allait les précipiter d’une fenêtre dans le vide, d’autres motifs encore, obscurs mirages.
Pas moyen de le débusquer, lui. Seules ses images ténébreuses envahissaient la ville, présence obsédante. Pourtant, certains dessins étaient collés tellement haut, qu’il lui avait forcément fallu une grande échelle, et du temps pour les placer là. Je ne comprenais pas comment il faisait pour passer inaperçu.

Je ne pensais plus qu’à une chose, le rencontrer, lui parler, m’asseoir dans un coin sombre pour le regarder dessiner, l’écouter m’expliquer son art évadé des musées – il avait sûrement ses raisons, je brûlais d’entendre ses mots -, lui demander pourquoi il laissait le temps réduire peu à peu son œuvre extraordinaire en lambeaux.

Un jour, très longtemps après, par hasard, je revis le gamin.
Et le français, tu sais où il est ? Dis-le moi.
Se ne andato via… molto tempo fa.
Ainsi, je le cherchais alors qu’il était déjà parti.

Ce soir-là, je pris conscience que la force obscure de ses images m’avait probablement rendu présent à ma vie. Enfin.


NB. Ce texte se réfère aux " installations " artistiques d'Ernest Pignon-Ernest à Naples, dans le quartier de Spaccanapoli, dans les années 1988 et 1990, généralement connues sous le nom "d'icônes païennes". Il y a collé des séries de dessins réalisés à la pierre noire, totalement intégrés dans la ville, évoquant le plus souvent les peintures et l'univers du Caravage, ainsi que certaines figures qui le hantaient, comme celle de P.P.Pasolini, mort assassiné quelques années auparavant.

Christine C.