Destination : 111 , Dialogue de sourds
L'affaire Paulson (1)
Jour un.
-Bidibididididi…. Bidididididi…Bididididi…..
- Allo ?
- M. Paulson ?
- Non, je ne suis pas M. Paulson.
- Je voudrais parler à M. Paulson.
- Je suis désolé, Monsieur, je ne suis pas M. Paulson et je ne le connais d’ailleurs pas.
- Pouvez-vous me passer M. Paulson ?
- Non, je ne peux pas.
- Je souhaitais parler à M. Paulson. C’est très important.
- Je comprends, mais je ne peux rien pour vous.
- Au revoir.
- Au revoir.
Je retourne me coucher. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que cette histoire de Paulson ne va pas s’arrêter là. Il est deux heures du matin et j’ai du mal à retrouver le sommeil.
Jour deux.
Belle journée ensoleillée de fin d’automne. Les feuilles mortes n’en finissent pas de s’amonceler. Les gens passent, repassent comme si de rien n’était .
-Bidididididi… Bididididi…
- Allo ?
- M. Paulson ?
- Non, toujours pas.
- Est-ce que je peux parler à M. Paulson ?
- C'est-à-dire que je ne suis pas Paulson et que vous mettez ma patience à rude épreuve.
- J’ai besoin de parler à M. Paulson. Il faut que je lui parle de ma femme.
- Pourquoi ?
-Parce qu’il peut m’aider. C’est le meilleur.
- Comment cela ?
- Il est jardinier, le meilleur.
- Je ne comprends pas…
- Ce n’est pas grave, puisque vous n’êtes pas Paulson, mais c’est très ennuyeux pour moi.
- Ah… au revoir, donc.
- Au revoir.
Ce soir il est un peu moins tard, un peu plus de minuit et je ne dors pas, je suis donc un peu moins perturbé par l’appel. Je suis même content qu’il soit passé, je vais pouvoir m’endormir tranquille, sans la crainte d’être réveillé par le téléphone. Je sais que c’est le début d’une drôle d’histoire, mais je n’en suis ni surpris ni inquiet. J’accepte la chose, comme on accepte l’arrivée de l’hiver derrière ses carreaux.
Jour trois.
Toute la journée j’ai pensé à ce Paulson qui est le meilleur « jardinier » et qui doit aider mon mystérieux correspondant ou plutôt sa femme. Il faut absolument que je lui demande comment il s’appelle. A la pause de midi, je suis allé au parc profiter des derniers rayons de soleil. Je me suis empli de cet air chaud d’automne, baigné d’un soleil indolent… Je profite du début de soirée dans mon appartement pour faire une recherche sur les Paulson jardiniers à New York : 418 jardiniers ! Et pas un qui ne s’appelle Paulson, cela aurait été un peu trop facile et quelque peu décevant aussi. Quant aux Paulson de New York cela me donne 17 entreprises et 89 particuliers. Rien d’infaisable mais rien de facile non plus. En plus rien ne me garantit que le Paulson que je cherche ait son numéro de disponible en libre accès. Je n’ai pas non plus essayé d’écrire Paulson différemment, mais est-il possible de le faire ? Bref cette énigme me passionne et occupe mes temps libres.
Pour un vieux prof qui ne donne plus que quelques cours par ci et par là, c’est une vraie cure de jouvence. J’ai diné, je regarde par ma fenêtre la nuit qui s’installe et le balai de lumières des appartements qui s’allument les uns après les autres dans mon horizon. J’écris un peu, plus pour la forme que pour autre chose. Je n’attends qu’une chose : l’appel de mon mystérieux correspondant. Je sais qu’il va rappeler. Il faut que je tente quelque chose. Puis-je me faire passer pour Paulson ? Dans quel but ? Une chose est sûre : je ne suis pas jardinier. J’aime les jardins et la verdure, même au milieu de cette ville tentaculaire. Il y en a pour tous les goûts. Mes préférés sont les jardins communautaires qui ont d’ailleurs été inventé ici il y a une trentaine d’années. Ils portent l’âme de la communauté qui les cultive, ils sont des petits poumons au milieu du béton, de l’acier, du bruit et du verre.
Revenons à mon Paulson, il est maintenant tard et je me demande ce que je vais lui dire. Je regarde la pendule, je dois encore avoir une petite heure puisqu’il est près de onze heures…
- Bidididididi…. Bididididi…
- Allo ?
- Paulson ?
-Oui ?
- Enfin, je peux vous parler. Vous êtes enfin disponible… vous m’écoutez ?
- Certainement.
- J’ai besoin de vous, en fait, j’ai besoin de vous pour ma femme ou c’est
elle qui a besoin de vous, bref on a besoin de vous.
- Que puis-je faire ?
- Je vous expliquerai quand vous viendrez. Comme vous êtes le meilleur, je crois que vous pourrez faire quelque chose…
-Le meilleur, c'est-à-dire que…
- Ne faites pas le modeste, je me suis renseigné, vous êtes le meilleur et le seul à même d’y arriver si cela est possible.
- Je ferai de mon mieux.
- C’est parfait, il faut que vous veniez vite maintenant.
- Je ne vais pas venir ce soir, il fait nuit.
- Non , bien sûr, mais demain il le faut.
- Vous avez de la chance, je n’ai rien de prévu pour la matinée de demain.
- C’est parfait, je vous attends demain matin, disons vers neuf heures ?
- Je ne sais pas où vous habitez.
- Quelle importance ?
- Pour un rendez-vous, c’est mieux.
- Je n’ai pas besoin de vous à mon domicile mais à l’adresse que je vais vous indiquer : 6ème avenue à l’angle de la 40ème rue, je vous attendrai près d’un vendeur de roses que vous ne pourrez pas rater, à neuf heures, demain matin.
- D’accord, Monsieur ?
- Salmon, J. Salmon.
- Ai-je besoin d’apporter quelque chose ?
- Non, à demain, Paulson.
- Au revoir.
Jour quatre
Je me suis levé tôt, évidemment. Je me sens rajeunir. C’est une histoire de fou, mais qu’importe, je m’y jette à bras ouvert. Sans toutes les histoires de fous, la vie serait d’un triste. J’éclate de rire et manque de me tacher avec mon café. Je viens de penser à la tête que ferait mon ex-femme si elle savait dans quelle entreprise je me sui s lancé. Je l’entends « mais c’est n’importe quoi, tu n’es ni Paulson, ni jardinier, en plus tu abuses un pauvre homme… qui sait si ce n’est pas un malade qui va te découper en petites rondelles… blablabla … blablabla ». Quel dommage que je ne lui ais pas fait ce coup là à l’époque où nous étions ensemble.
Elle a toujours prétendu que j’étais fou et c’est finalement elle qui a fait un petit séjour en institution psychiatrique… Enfin, cela ne m’a pas fait rire à l’époque, j’ai même cru que j’allais sombrer avec elle…
Mais le temps passe M. Paulson, il faut que vous vous hâtiez vers votre rendez-vous.
Il fait encore beau, bien que frais ce matin. Je décide de marcher le plus possible pour me rendre à mon rendez-vous. Ce n’est pas très loin de chez moi mais je vais quand même devoir prendre un taxi pour arriver dans les temps. Encore que les taxis sont ici la meilleure des raisons pour arriver en retard à un rendez-vous. Par un heureux hasard, la ville ce matin est aussi dégagée dans sa circulation que le bleu du ciel qui semble pénétrer par bouffées fraiches et pures directement dans mes poumons. Après avoir réussi à traverser le parc sans me prendre dans ma contemplation de la nature ni dans mes bouillonnantes pensées, je décide de héler une voiture jaune et noire pour arriver dans les temps. A peine ai-je levé la main qu’un de ces taxis se matérialise et se gare à mes pieds. Je monte et j’explique à un certain Jo, homme de couleur à l’accent typique de Brooklyn que je me rends à l’angle de la 6ème rue et de la 40ème avenue. Mon Jo opine du chef, mâchonne de plus belle ce qui ressemble à un bâton de réglisse et démarre tranquillement ce qui est pour lui une petite course.
Quelques minutes plus tard nous sommes arrivés, je remercie Jo, je le paie avec un sympathique pourboire.
Je réalise que je ne suis qu’à quelques mètres de Bryant Park, où déjà s’escriment de nombreux joueurs d’échecs sur des tables prévues à cet effet. Ce parc n’a rien d’extraordinaire : c’est un espace de verdure herbeuse rectangulaire, occupée de manière anarchique par des sièges pliants eux aussi verts que les gens déplacent à leur gré. Ce rectangle vert bordé d’arbres, bien que très simple, dégage une grande noblesse dont la modestie contraste avec l’austérité des bâtiments qui l’encadrent.
Perdu dans mes pensées légères je cherche le marchand de roses que je ne peux pas manquer. Je ne le trouve pas. Je m’arrête pour faire le point et je le trouve enfin. Il est en bordure de parc, non loin de là où jouent les fameux joueurs d’échecs. Pendant un instant j’ai cru être le fruit d’une blague douteuse. D’un pas pressé, je me dirige vers son petit commerce : une simple charrette toute verte elle encore, remplie de fleurs, presque exclusivement de roses.
Je suis heureux comme si je devais rencontrer un génie qui exaucerait trois de mes vœux les plus chers. Des hommes d’affaire pour la plupart, achètent sans discontinuer une ou plusieurs roses à un vieux monsieur fort vouté qui sans faiblir vend sa marchandise. Du regard, je fais le tour de la zone de vente et je ne vois personne en attente. J’attends quelques minutes, puis , profitant d’une accalmie dans la vente, j’achète moi aussi une rose et demande au vendeur s’il n’a pas un message d’un certain Salmon, ou J. Salmon pour un Paulson. Cette demande ne surprend pas le moins du monde le vendeur qui sans se décourber me répond par la négative. Je me remets un peu en retrait et attends une grosse demie heure de plus. Dépité, je rentre vers chez moi en marchant de tout mon saoul et en tentant d’oublier cette stupide histoire qui hante désormais mon esprit.
Je mange rapidement dans un petit restaurant mexicain où j’ai mes habitudes, puis je rentre à mon appartement pour préparer le cours que je dois donner dans l’après midi.
La nuit est déjà tombée sur une journée qui est passée très vite. Avec l’âge, je trouve que les journées passent de plus en plus vite, même lorsque l’ennui s’invite. J’écris et le temps continue de filer. Je m’occupe le plus possible pour ne pas songer à cette douce folie qui s’est emparée de moi avec cette affaire « Paulson ». Plus je chasse cette histoire de mon esprit, plus il semble qu’elle grandisse dans la zone où je l’emprisonne et plus je sais que lorsqu’elle se libèrera je serai à sa merci.
- Bidididididi… Bididididi….
- Allo ?
- Paulson ?
- J’en ai assez de cette histoire, que me voulez-vous à la fin ?
- Je voudrais parler à M. Paulson.
- C’est moi, pourquoi n’êtes-vous pas venu ce matin au rendez-vous que vous aviez fixé ?
- Mais nous y étions.
- Comment cela, j’ai poireauté une heure à vous attendre.
- Je sais, nous vous regardions.
- Qui, nous ?
- Ma femme et moi, naturellement.
- Pourquoi ?
- Nous avions besoin de vous observer, de savoir si nous pouvions vous faire confiance.
- Mais vous m’aviez dit que j’étais le meilleur.
- C’est vrai, vous êtes le meilleur, mais cela ne suffit pas pour que nous vous fassions confiance.
- Et maintenant ?
- Nous avons confiance.
- Mais moi, je ne suis plus très chaud, je n’ai pas envie d’être baladé une nouvelle fois.
- Vous ne le serez pas, rendez-vous demain au même endroit, à la même heure, bonne nuit Paulson.
- Mais …
-….
Il a raccroché. Il ne doute de rien. Pourtant il a raison, j’irai à son nouveau rendez-vous, même si je devais annuler ou de déplacer l’unique cours que j’allais donner demain.