Destination : 10 , Road Movie


Voyage au pays de l'autre

Parler la langue de l'autre sans aller à sa rencontre m'a longtemps
suffi parceque j'étais en contact avec sa culture qui arrivait à moi
sans que je fasse d'efforts: ses livres, ses films, ses programmes
télé, sa musique: mes horizons s'en sont trouvés illimités.
En moi, la frontière entre l'orient et l'occident était abolie.

Parceque maîtrisée, la langue de l'autre est devenue une partie de
moi que l'autre partie ne reniait pas et n'enviait en rien.

Puis un jour, le besoin de voir de près ce que me véhiculait cette
langue s'est fait sentir, besoin non dénué toutefois d'appréhension:
de loin, je n'étais pas impliquée, j'étais simple spectatrice mais
arrivé le jour où je ferai le pas qui allait m'en rapprocher qu'en
deviendrait-il de cette relation qui s'est petit à petit tissée entre
moi et le pays de l'autre? j'avais peur d'avoir créé un monde à moi
qui n'avait rien à voir avec le monde réel.
J'avais peur surtout de rencontrer l'autre que je sentais proche
malgré la distance et si différent. En ce temps-là, il n'y avait pas
encore Internet et je n'avais pas d'amis à l'étranger.

Le jour où j'ai vu l'annonce de la tenue d'un congrès pharmaceutique
en France sur le panneau d'affichage de la faculté, j'ai su que le
moment tant attendu était venu mais j'avais compté sans ces embûches
qui surgissaient de toutes parts: demande de visa, préparation
complexe de papiers divers, queue sans fin sous un soleil de plomb:
passage obligé parceque le pays de l'autre se devait de se protéger
contre l'immigration clandestine.

Peinée d'avoir à subir cette ségrégation mais non découragée, je m'y
suis résignée, me fixant toutefois une limite: si mon tour n'arrivait
pas avant la fermeture des guichets, je ne reviendrais pas, je n'en
aurais pas le courage. J'eus de la chance, j'ai pu obtenir ce
laisser-passer sans lequel, le pays de l'autre me resterait à jamais
inaccessible mais je ne comprenais pas: Pourquoi dans l'autre sens on
pouvait circuler librement, pourquoi à l'autre, mon pays était ouvert à
tout moment?
Une pointe d'amertume, un léger sentiment d'injustice ont failli me
faire perdre le goût de partir mais je les ai vaincus: il me fallait
savoir.

Impatience, fébrilité, peur étaient mes bagages pour la traversée de
la méditérannée: immense bleu imperturbable que je découvrais
différent du haut de mon hûblot.
A ma gauche était assis un jeune homme que je voyais sourire de ma
curiosité excessive, je tendais le cou, voulant me repérer dans ce que
je voyais: l'autoroute qui menait à l'aéroport et que je venais à peine
de quitter, des étendues jaunes, d'autres vertes, que je n'arrivais pas
à reconnaître, de petites maisons agglomérées et d'autres isolées. D'en
haut, tout semblait d'une régularité parfaite , comme tracé à la
règle, je n'avais pas eu cette impression d'en bas.
Soudain, la mer a surgi, d'abord bordée de plages puis rien qu'une
étendue bleue superbe dans son immensité.
En prenant de l'altitude, l'avion s'est enfoncé dans le blanc
cotonneux des nuages, le paysage perdit petit à petit tout intérêt à
mes yeux.

Quand le paysage devint monotone, j'ai regardé autour de moi , j'ai
rencontré son sourire amusé, j'ai rougi, il avait deviné que c'était la
première fois que je prenais l'avion, j'ai ouvert le journal que
j'avais pris à l'entrée et me suis plongée dans sa lecture.
J'avais l'esprit tourmenté par la proximité du jeune homme, par
l'approche de l'échéance de l'arrivée et surtout par cet article
titré: " grève illimitée du personnel de la RATP ", comment allais-je
me déplacer dans Paris ?
J'étais tentée de demander à mon voisin, un goliath des temps présents
ce qu'il faisait en pareil cas, lui qui semblait si sûr de lui, mais
très vite j'ai renoncé, ne sachant comment l'aborder sans rougir de
nouveau, il m'aurait peut-être répondu "c'est élémentaire, il suffit
de marcher!", je n'avais pas ses jambes alors, j'ai préféré laisser les
évènements suivre leur cours et y faire face en temps opportun.

A l'amorce de la descente, un spasme me contracta le ventre, je ne
saurai dire si c'était une réaction à ce mouvement ou si c'était la
peur de me trouver en terre étrangère pour la première fois.

Paris était là, juste en-dessous de moi, illuminé de toutes parts,
confirmant son appellation de ville des lumières, oui, j'avais hâte
d'y être même si, et je le saurai plus tard, mon but, mon vrai contact
avec l'autre, l'ami et non le passant, l'hôtelier, le commerçant ou
l'exposant, sera pour un autre voyage, quand, avec Internet et
l'écriture, des portes dont je ne soupçonnais pas l'existence me furent
largement ouvertes, je sus que c'était là, la vraie approche.

J'avais atteint au neuvième voyage le but de mon premier, je sus aussi
que ce n'était qu'un début et que bien des amitiés m'attendaient
au-delà de la méditérannée qui, loin de me séparer du pays de l'autre,
m'en rapprochait chaque jour davantage et qui est devenue pour moi, à
l'image de l'écriture , un pont pour l'amitié.

Ameline