Destination : 118 , Destination pressée


Interprétation des signes

Ca se passe dans une caravane. Mais pas en été. En novembre plutôt, mais ce n’est pas vraiment important.

Encore que les indices soient ambigus, si on y réfléchit bien.



L’homme assis sur un tabouret porte un marcel crasseux. Le marcel, évidemment, ça irait mieux avec l’été. A moins qu’on ne soit dans ces contrées nordiques, où les gens n’ont pas la même sensation du froid que nous ; ce qui m’a toujours étonné, moi qui me gèle même au cœur de l’été. Mais ce n’est pas la question.



Au moment où mon regard s’arrête sur lui, il roule une cigarette. Il a l’air gris et fatigué, ses gestes sont lourds. Ses mains dénotent un métier manuel. Je l’imagine mal jouer du violon, par exemple. Même la harpe, ça semblerait impossible. La cigarette, ça demande plutôt de longs doigts délicats, mais étonnamment, il y arrive sans peine. La force de l’habitude, sans doute. Il a du jaune sur le majeur de la main gauche. Tiens, encore deux indices.



Le monde est rempli de signes. Il n’y a plus que ça qui

m’amuse, suivre les pistes rencontrées.



Mais il n’est pas question de moi ici. Même si c’est moi qui regarde cet homme, et que vous ne savez pas pourquoi je le regarde, ce que je fais là, et où même est le « là » dont je parle.

Ne vous y trompez pas, ce n’est pas parce que j’ai parlé du violon tout à l’heure que vous pouvez en déduire que ce « la » que j’évoque est une référence cachée à celui du diapason. Evidemment, tout se mêle, mais ce n’est pas une raison pour en conclure quoi que ce soit. Ca ne vous amènerait nulle part.

Les pistes, c’est moi qui les suis, à ce stade-là.



L’homme met la cigarette à ses lèvres et empoigne un Zippo posé sur l’étagère à sa droite, avec sa main gauche ainsi libérée. Il n’a pas besoin de se lever, une caravane, c’est petit.

Le Zippo, ce n’est pas le briquet du premier venu. Ca ne cadre pas trop avec la saleté du marcel et les mains de travailleur. C’est plutôt un briquet de baroudeur désoeuvré, l’accessoire qui pose son homme. Et le baroudeur, ça porte une saharienne, des pataugas, à la rigueur un casque colonial, en complément de son équipement, pour l’image de « grand voyageur devant l’éternel ». Enfin, si on veut des symboles simples, du moins.



Mais le casque colonial dans une caravane perdue on ne sait où, peut-être en novembre, c’est complètement anachronique. C’est clair. Un peu de rigueur dans l’observation ! ne pas se laisser déborder par les fantasmes, s’accrocher au réel.

Cet homme-là ne voyage pas, même pas dans sa tête. Un œil exercé voit ça rapidement. Le Zippo doit être un cadeau, il l’a depuis toujours, il ne sait même plus qui le lui a offert.



Il a maintenant le briquet dans sa main, mais il ne s’en sert pas, contre toute attente. Quand on en est au stade où on a empoigné un objet qui a une fonction précise, on peut normalement se douter de la suite. C’est un indice qui, d’ordinaire, ne ment pas.



Mais l’homme au marcel reste immobile. Ses épaules tombantes laissent deviner de la lassitude. Ou de la tristesse. Comme s’il avait décidé de capituler et que même allumer une cigarette soit encore un geste trop vivant. D’ici à établir la comparaison facile de la dernière cigarette du condamné, il n’y a qu’un pas que je ne franchis pas. Ca m’amènerait à une scène illogique dans une caravane.



Je regarde mieux, je vois bien ses yeux maintenant. Pas la peine d’y chercher de la lumière, il n’y en a pas. L’homme ne regarde rien, d’ailleurs que pourrait-il regarder dans cet espace clos qu’il doit connaître par coeur, où les objets sont banals et recouverts par la patine du quotidien routinier ?



Une mouche bourdonne et cogne contre la vitre. Une grosse mouche. Ca ne cadre pas avec le mois de novembre. Chez moi, elles apparaissaient au moment où on n’avait pas encore pris conscience que le printemps était là, mais qu’il s’était quand même imposé par surprise. Certes, on n’est pas chez moi. Du coup, je ne sais pas quoi faire de cet indice-là.

Lui n’en fait rien. Moi non plus, je l’écarte doucement.

La mouche n’y serait pas que la scène se déroulerait exactement de la même manière. Moi, je n’aime pas les mouches. Lui les ignore. Enfin, je ne peux peut-être pas me permettre de déduire ça à partir d’une seule mouche. Ca ne serait pas très scientifique.



Alors, que dire d’un homme en marcel qui fume sans fumer, et ne fait pas attention à une énervante mouche dans une caravane ?

Sans doute que les signes que j’ai prélevés ne me donnent rien à en percevoir.



Malgré son regard impénétrable, il est ailleurs que là où je le vois.

Il se situe dans un ailleurs auquel je n’ai pas accès, un endroit où l’herbe serait plus drue qu’ici, l’air plus large, l’horizon plus lointain, un pays où les arêtes des objets ne seraient pas émoussées.

Mais c’est impossible, mon esprit cartésien s’y refuse, cet homme ne peut être que là où il est, dans son palpable mystère.



Et moi, où suis-je ?

Suis-je même en train de regarder l’homme en marcel dans la caravane ?

Si oui, que peut-on en déduire concernant ma relation à cet homme ?

Finalement, la seule certitude dans tout cela, c'est la caravane.

christine c.