Destination : 148 , En ville d'Ailleurs
L'hiver dehors et dedans le printemps
« On ne peut commencer un poème sans une parcelle d'erreur sur soi et sur le monde, sans une paille d'innocence aux premiers mots. » René Char, La bibliothèque est en feu
D148 – Danahm – L'hiver dehors et dedans le printemps
L'aube, disait le poète, accroche à la fenêtre du jour des perles d'eau irisée en guise de rideaux. Le poète est amateur et la nature l'est aussi puisqu'elle se donne sans jamais demander son prix. Je ne nommerai pas le pays ni le lieu où l'on se trouve. Cela peut très bien être un bord de forêt en Amérique du nord ou dans les Vosges, cela peut aussi bien être un parcours-vita encerclé de béton dans une ville quelconque de notre monde.
Parce que c'est une ville quelconque dont il s'agit. Une parmi celles que maints hommes habitent sans la connaître tout à fait. « Evanescence » laisse tomber les notes et les mots abrupts comme de la roche dans mes oreilles et mon âme, libre des bruits de la rue, va son cours évanescent cherchant à s'accrocher à la pierre, au béton, au verre et à l'asphalte toujours renaissant.
Je marche dans la rue, le casque profondément ancré à l'oreille et je pense ou ne pense pas selon que l'album « Fallen » me happe tout entier ou me libère quand la chanteuse couvre de sa voix d'ange le métal assourdissant des guitares et la batterie toujours battant un rythme que ne suivra jamais mon cœur.
Je marche simplement dans cette rue quelconque dans cette ville quelconque et je me demande si je ne suis pas, moi-même, quelconque. Et c'est alors que la voix d'ange en mes oreilles réveille le cœur, réveille l'âme, et je souris, simplement sans me demander pourquoi ni comment. Des passants passent, me croisent sans me voir, ou me voient sans savoir que je vis le plus beau des rêves. Mes lèvres sont immenses et embrassent l'univers, mes lèvres sont immenses et leur sourire rayonne jusqu'au plus profond de la grève, trottoir sale où s'agglutinent la misère. Mon sourire est immense, pardonnez-moi mes frères, mon sourire est immense et je voudrais qu'il vous élève jusqu'à mon bonheur.
Un clochard en bas de la colline me tends la main soudain et je la prends sans aucune frayeur, sans aucune peur, sans aucun remord. Je me souviens soudain de ce passage des Mandarins de Simone de Beauvoir où un homme vieux avant l'âge tend la main à l'apatride qui s'est retranché loin de la violence des villes qu'il avait traversé. Qu'avait-il dit lorsque, rencontrant ce vieux compagnon de douleur, il ne l'avait pas invité à s'asseoir à sa table pour se raconter ?
« - Encore une défaite !
- Une défaite ?
- J'aurais du le faire asseoir, lui parler ; il voulait quelque chose, et je ne sais pas son adresse, je ne lui ai pas donné la mienne. Il y avait de la colère dans la voix de Scriassine.
- S'il veut vous retrouver, il s'adressera ici.
- Il n'osera pas ; c'était à moi de prendre les devants, de l'interroger ; ce n'était pourtant pas difficile ! Un an à Gurs, et je suppose que pendant quatre autres années il s'est caché. Il a mon age et on dirait un vieillard. Certainement il espérait quelque chose ; et je l'ai laissé partir. »
Un clochard, au bas de la colline, me tend la main soudain, et je la prend, simplement, sans promesses, sans arrière-pensée, sans remords, sans culpabilité aucune. Un piano surmonté de la voix d'ange caresse mon cœur. C'est le printemps dedans et dehors, c'est l'hiver. Je lui prends la main à mon tour et mon sourire immense est comme une échelle sur laquelle il monte jusqu'à mon âme. Mon sourire, contagieux de nature, révèle au soleil ses dents gâtées et sa triste figure d'hidalgo rachitique me lance soudain cette caricature :
- Salut mec, t'as pas cent balles ?
Et je ris à ne pas pouvoir me retenir, et cependant, dedans, je pleure. La ville tout autour, froide mais rayonnante de prospérité interroge ma conscience. Je me dis soudain, comme ça : « combien de repas sains vaut le baladeur mp3 qui me protège du bruit de l'urbaine ère ? »
- Dis mec, ça va ? Dis mec, je peux t'aider ?
Le sourire immense, échelle qu'il aurait du monter jusqu'à moi, c'est lui qui me le tend et je monte jusqu'à lui.
- Merci Monsieur, je vais bien.