Destination : 176 , Destination durable
Bébé recyclé
Je suis née il y a … plusieurs années, avec quelques jours d’avance et un peu de difficulté. Mais ma naissance, il faut bien le dire, ne fut pas sans charme. Venons-en aux faits :
Ma mère n’était pas pressée de faire ma connaissance puisqu’elle avait déjà un bambin de dix mois et n’avait pas vraiment hâte de s’encombrer d’un nouveau crapaud. Elle tenait une épicerie et, le commerce passant avant tout, elle se moquait bien de savoir si son locataire intime serait ponctuel ou non.
L’avenir ? Elle ne s’en préoccupait pas. Pas de temps pour se poser ce genre de question. Si la planète devait disparaître un jour, elle préférait ne pas sentir arriver le cataclysme et périr sans préambule. C’était la façon de penser de ma mère…
Elle avait bien ressenti ce matin-là quelques tensions dans le bas ventre, mais pas de quoi fouetter un chat. Elle s’activait donc au magasin comme à son habitude, imitant l’abeille que rien ni personne ne pourrait détourner de son labeur. Stop ! Brusquement une douleur violente la fit se figer, la tête dans les rayons de pâtes alimentaires, elle comprit soudain que sa situation était grave et qu’elle n’aurait peut-être pas dû appliquer la politique de l’autruche. À ignorer cette nouvelle grossesse, elle n’avait en rien résolu son problème. Ce qu’elle sentait descendre entre ses jambes, elle comprenait à cet instant-là qu’elle ne pourrait pas continuer à le nier. Elle lâcha le carton qu’elle s’apprêtait à ranger sur l’étagère du haut et réalisa qu’en grimpant sur la dernière marche de l’escabeau, elle s’était fourrée dans une véritable galère.
À cette heure matinale, aucun client n’avait encore investit la boutique, c’est l’heure qu’elle préférait pour remplir les rayonnages sans être dérangée. La seule aide qu’elle pouvait espérer se trouvait un peu plus loin dans la rue : Angèle la boulangère qui, au fil des ans, elle était devenue son amie. Ma mère décida donc que le jeu en valait la chandelle, et qu’elle se devait de relever le défi. Tordue de douleur, elle réussit l’exploit de rester debout en haut du marchepied en essayant de réabsorber le sommet de mon crâne qui avait décidé de prendre l’air. Toute contraction supplémentaire pouvait nous être fatale à toutes les deux, elle le sentait bien.
Il fallait qu’elle trouve une idée, c’était une véritable urgence. Elle balaya le sol des yeux, à la recherche d’une place, la plus étendue possible et susceptible de la recevoir sans trop de dégâts corporels. Elle repéra un espace entre les empilements de cartons, y jeta le gilet en laine mohair et la robe qu’elle portait. Elle sauta sur cette couche de fortune, s’y installa sur le dos et accoucha seule avec sa souffrance. Deux minutes plus tard, une grenouille laide et fripée reposait sur la robe en tapon et ma mère ne se résignait pas à être partie prenante dans cet événement qu’elle s’obstinait à trouver incompréhensible…
Son nouveau challenge était de trouver une idée pour ne pas être obligée de se farcir cet affreux batracien toute sa vie durant.
L’arrivée inopinée d’Angèle se révéla magique. Atterrée par le spectacle saisissant qui s’offrait à elle, elle n’en perdit pas son sang-froid. Elle se précipita sur moi avec l’assurance d’une sage-femme, coupa le cordon qui me reliait encore à ma mère, et pour lui donner l’exemple me lova contre sa poitrine avec une infinie tendresse.
Angèle, qui depuis des années tentait désespérément d’enfanter, fut la première ravie de ce cadeau qui lui tombait du ciel. Pour ma part, je fus enchantée par ce recyclage qui m’offrait une extraordinaire maman !
Et pour la petite histoire, Angèle abandonna la boulangerie pour se reconvertir en sage-femme, ce qui correspondait bien mieux à ses compétences…