Destination : 176 , Destination durable


A l'eau, la terre

À l’eau, la terre !



Oran, 15 Août 1980, 17H15 :

En rentrant de la plage, enfants, parents et grands-parents gravissent une à une les marches de la chaleur étouffante de cet immeuble sans eau.



17H23 ; Retour à l’état sec. Suffocation. Déshydratation. Attente. Espérance.



Les enfants tournent et courent en tous sens comme des mouches affolées. Ils n’arrivent pas à se poser et s’agitent. Les parents ne savent plus où se mettre, ni quoi faire. Les grands-parents assis, semblent terrassés. L’immeuble bourdonne de moiteur. Les femmes, suspendues à la cour intérieure, s’interpellent : « L’eau, el Mah !? » La réponse monte et ricoche d’étage en étage : « Non, pas encore, il faut attendre ! »



17H32 ; Gorge sèche. Nuque ruisselante de sueur. Vêtements collés au corps. Odeur insistante. Besoin d’eau.



Commence alors le rituel. Pour déjouer l’attente. Qui prendra sa douche en premier ? Et ensuite ? Chacun défend sa place. Comme un enjeu vital. Les femmes passeront d’abord pour remplir les stocks, les barils, les bassines, puis ensuite la douche. Les images d’eau affleurent l’esprit. Un souffle de fraîcheur touche la famille. Les négociations deviennent plus légères, drôles même. Le charme de l’un contre l’humour ravageur de l’autre.



17H46 ; Bise de l’espérance. Douceur imaginée liquide. Joies de la douche partagée. D’un côté, les femmes avec les enfants. De l’autre, les hommes. Rires qui s’écoulent dans le bain. Mains qui frottent les dos, lavent les cheveux. Coupes remplies puis vidées. Musique de l’eau sur les courbes des corps.

Mais pour l’instant, rien.

Et l’eau coulera-t-elle longtemps ? Assez ? Pour chacun ?

Alors le combat des paroles reprend. Pour avoir le droit. Le temps de goûter à l’eau. Une nécessité pour les hommes qui vont travailler. Pour les femmes aussi. Un besoin pour les enfants. Pour les bébés…

Les grands-parents se taisent. Ne se battent plus, depuis longtemps. Ils savent que l’eau ne vient pas toujours.



17H57 ; Angoisse. Assèchement. Enervement. Chaleur oubliée. Une seule pensée ; nécessaire, eau nécessaire.



Les femmes se collent aux fenêtres et appellent « l’eau, el Mah ?! » Le mot rebondit de fenêtre en fenêtre. Sur toutes les bouches asséchées. Alors elles égrainent la liste dans leur tête ; lessive, vaisselle, sol et puis boire, oui, boire…



18H14 ; Le cri jaillit de la cour, fait des ricochets puis s’enroule sur chacune des façades « L’eau, el Mah, elle arrive !!» C’est la délivrance. Des youyous raisonnent comme un prélude à la fête. Elle est là, enfin !



Au même moment, à plus de mille kilomètres au nord:

Comme chaque semaine, Monsieur Cadum armé de son chiffon s’adonnait à son activité préférée. Il scrutait le moindre recoin, inspectait la plus fine trace. Monsieur Cadum aimait la propreté, la netteté, l’ordre. Surtout en ce qui concernait sa rutilante Renault 18. Elle était toute sa fierté alors il la voulait impeccable.

De couleur marron, elle trônait, étincelante, devant son pavillon. Après le coup d’aspirateur, il sortait le tuyau d’arrosage pour nettoyer la carrosserie. Il le maniait tel un serpent animé de fureur. Et de sa bouche sortait des litres d’eau qui s’écoulaient ensuite dans le caniveau. Lorsque Monsieur Cadum avait fini, il lâchait le tuyau. Celui-ci se contorsionnait et terminait sa vie sur le trottoir où l’eau coulait encore et encore…

Satisfait de son travail, il contemplait sa voiture. Puis, lorsqu’il rentra, il n’oublia pas de déclencher l’arrosage automatique. Il faut dire que Monsieur Cadum possédait aussi une vaste pelouse verte en toute saison.



Toujours le quinze Août, à Bénarès ; kaléidoscope de la vie humaine :

Sous la chape de moiteur écrasante, la ville humide fourmille sur les rives du Ganges. La mousson a drainé des quantités d’eau et le fleuve sacré a débordé de son lit.

Le toit d’un temple émerge au-dessus de l’eau et forme un dôme. Des enfants, agglutinés sur ce toboggan improvisé, glissent avec éclaboussures et cris.

Aux abords du quai, un ballet incessant de flottilles charrie animaux ou matériaux de toute sorte. Sur des barques, des hommes debout se collent les uns aux autres pour éviter de tomber. Et d’improbables « maisons » alignées flottent sur des pneumatiques.

Sur la rive gauche, une forêt de tôles ondulées chauffées à blanc abrite les petits métiers ; un repasseur, un vendeur de fruits, un cordonnier…

De l’autre côté, une procession de moines fend la foule en laissant une trainée orange. Des femmes en saris colorés se pressent sur les marches. Elles viennent laver le linge, baigner leur bébé ou faire la vaisselle…

La longue cheminée des bûchers funéraires surplombe la scène. Une fumée noire, âcre, s’en échappe. Et, lorsque les familles n’ont pas assez d’argent pour payer le bois de la combustion, les restes calcinés subsistent à la surface de l’eau.

Plus loin, des sages, isolés dans leur méditation, font leurs ablutions. Certains ont les pieds dans l’eau, d’autres s’avancent plus profondément.

A Bénarès, le fleuve se colore des multiples facettes de l’Inde. Et l’eau du Ganges, pourtant sacrée, n’échappe pas à la pollution.



Leïla, écrit en juin 2012

Leïla T