Destination : 139 , Le cimetière des livres d'Ailleurs
Le passeur
Ça y est , j’ai enfin décroché un CDI. Depuis quelques années, les CDD se succédaient comme des perles sur un collier. Et j’avais une vraie parure !
J’avoue que gardien de cimetière, ça n’est pas vraiment ce dont je rêvais lorsque j’étais môme, mais bon...
Pour tout vous dire, j’ajouterai que ce cimetière est un peu particulier puisque je suis sensé garder non pas des sépultures humaines, mais des ouvrages littéraires. Oui, vous avez bien lu ! Je suis gardien d’un cimetière de livres… De livres morts... Morts faute de lecteurs…
Si c’est pas triste ! Des mois et des mois de travail pour assembler des lettres qui forment des mots, que l’auteur accroche entre eux comme des wagons afin de former des trains qui filent vers la connaissance. Mais la connaissance de quoi, me direz-vous ? La Connaissance avec un grand C. La co / naissance : une deuxième naissance qui vient nous aider à comprendre le sens de la vie.
Et tous ces trains prenant la même destination embarquent à leur bord des milliers de passagers intéressés par le voyage. Jusqu’ici tout va bien. Sauf que les choses commencent à se corser lorsque certains trains font fausse route. Ils nous mènent dans une contrée perdue, triste et sans âme. Quelques passagers se font avoir en achetant leur billet plein tarif. Mais le bouche à oreille fonctionnant merveilleusement bien dans le monde littéraire, les passagers suivants choisissent uniquement les numéros de train arrivant à bon port. Les ouvrages qui ne sont pas assez rentables sont donc entassés au cimetière. Les rejoignent les livres de qualité qui malheureusement n’ont pas eu la chance de se faire connaître dans le court laps de temps qui leur est attribué. D’autres ouvrages arrivant sur le marché, ils doivent impérativement libérer la place à leur successeurs. Tant pis pour eux , fallait être plus efficace, mieux attirer les regards, on n’est pas là pour flâner. Ces voyages, ce ne sont pas des vacances tout de même ! Ce sont des voyages d’affaire, il faut la rentabiliser l’affaire !
Arrivés au cimetière tous ces livres sont broyés par une énorme machine, puis compressés en balles de deux mètres cubes ceinturées de fil de fer. Ces balles sont ensuite revendues et renaissent en papier recyclé.
Alors évidemment, moi qui suis un amoureux du livre, qui ne cesse de m’ébaudir du magique assemblage de lettres, je ne peux accepter un tel gâchis.
Conscient que par le monde, des millions de gens sont privés, faute de moyens, du formidable passeport que représente la lecture, je me fais une joie de détourner chaque jour les ouvrages les plus riches vers les gens les plus pauvres. Juste équilibre, non ? Alors vous me retorquerez que je ne suis pas payé pour cela, tout de même ! C’est exact : La Société Nationale de l’Édition me rémunère pour que je veille à ce que les livres arrivant au cimetière soient réellement détruis. Et bien oui, je vous l’avoue sans honte, je triche. Mais en toute bonne conscience, je suis quelqu’un d’honnête ! Entre nous, où se trouve la moralité ? Dans le partage ou dans le gâchis ? Pour moi la réponse est évidente, alors je dois continuer mon action, avec la finesse nécesssaire pour que le grand chef ne me démasque pas. Et ça, c’est un défi qui motive chaque cellule de mon être.
Si à votre tour vous voulez participer à un vrai partage du bonheur de lire, vous pouvez toujours lorsque vous venez de lire un bon livre, le relâcher dans la nature en le déposant sur un banc public, en en faisant don à une association de bienfaisance, ou en l’oubliant dans un café… Osez devenir un passeur de livres, vous verrez, c’est rien que du bonheur !