Destination : 230 , Mon ami Roald
La potion magique de la sorcière Myriam (2)
Nous étions passés de l’été à l’automne en quelques jours, et c’est exactement ce que j’avais ressenti là, debout, dans ce petit cimetière de campagne. Le cercueil était posé sur deux planches, au-dessus du trou béant dans lequel il serait bientôt enfoui. A l’intérieur reposait le corps de ma grand-mère adorée, la seule qui m’avait toujours aimée véritablement, malgré ma différence.
A ma naissance, dix ans et demi plus tôt, mes parents découvrirent avec effroi que je n’avais pas de main droite. Bien sûr, les médecins, dans leur grande délicatesse, avaient essayé de leur faire comprendre que ce n’était pas un drame, que je me servirai très habilement de l’autre main et que je développerai certainement d’autres aptitudes visant à compenser ce handicap. Le seul mot que mes parents retinrent fut ce dernier. Dès lors, je devins un poids à porter, à transporter, à supporter, à exporter enfin, quand ma présence devenait trop insupportable pour eux. Dans ces moments-là, c’est chez grand-mère que j’étais envoyée.
Elle faisait comme si de rien n’était, acceptait ma présence comme celle d’une vacancière et me mettait à contribution pour les tâches quotidiennes au même titre que mon frère et mes cousines qui, pourtant, ne manquaient pas une occasion de se moquer de moi. Elle me demandait les mêmes choses qu’à ses autres petits-enfants : ramasser les haricots verts, les équeuter, arroser le jardin, mettre la table, la débarrasser, aider à préparer le repas, passer un coup de balai dans la cuisine et même, l’été de mes huit ans, prendre des cours de natation. La seule chose qu’elle me concédait était de mettre un peu plus de temps que les autres pour exécuter ma mission. Elle ne disait rien et attendait patiemment que j’ai terminé. Mais, galvanisée par cette marque de confiance à mon égard, je mettais bien plus d’entrain que mon frère et mes cousines et terminais donc, bien souvent, ma tâche avant eux.
Son regard était le même pour nous tous, la même bienveillance, la même tendresse à notre égard. Nous étions tous des enfants à ses yeux. Cependant, il m’arrivait de voir briller une étrange lumière dans ses yeux, lorsqu’elle me regardait. Etait-ce de la fierté ? Mon jeune âge m’empêchait de pouvoir y mettre un nom mais cette flamme me réchauffait et effaçait de mon cœur les humiliations et les moqueries subies le reste de l’année.
Je fus engloutie dans un océan de chagrin quand elle disparut. Les années à venir allaient être pour moi d’une longueur sans égale, je ne pourrai plus me raccrocher à la perspective de passer mes vacances chez elle pour me ressourcer auprès de sa présence aimante et chaleureuse.
Le lendemain de son enterrement, nous étions chez elle, ma mère triait ses affaires entre deux reniflements. Je passais d’une pièce à l’autre, indifférente à tout, étonnée chaque fois du vide de sa présence. Quand mon père annonça un peu brutalement qu’il était temps de partir, je fus prise de panique. Jamais je ne reviendrai dans cette maison, qui allait être vendue. Jamais, jamais, jamais… Ce mot me terrifia et, saisie d’une panique incontrôlable, je décidais d’emporter avec moi un peu de cet endroit et un peu de ma grand-mère. Le premier objet que j’aperçus fut son vieux livre de recettes : je le saisis de ma main valide et le serrai contre mon cœur avec une force dont je ne me savais pas capable. Mon frère éclata d’un rire moqueur devant mon geste qui lui parut loufoque et mon père haussa les épaules en soupirant qu’il ne fallait pas chercher à comprendre avec une handicapée.
Ma mère me regardait fixement, légèrement décontenancée. Soudain, elle s’avança vers moi en souriant, se baissa pour ramasser une feuille de papier jauni qui était tombée par terre et me dit : « Tiens, c’est tombé du livre ». Dans ses yeux embués, je vis briller pour la première fois une petite flamme qui m’était destinée. Je me jetais dans ses bras pour pleurer avec elle.
Plus tard, dans la voiture qui nous ramenait à la maison, je dépliai ce bout de parchemin et découvris une petite écriture serrée. Le nom de cette recette me stupéfia : « La potion magique de la sorcière Myriam ». C’était également mon prénom !