Destination : 279 , L'an nuit
Le poisson rouge
Un boulet ce type, un boulet qu’elle traîne depuis des années avec une patience amoureuse qui me laisse perplexe. Elle, est une femme vive, active, exubérante, pleine de drôlerie et d’inventivité et lui, une sorte de limace paresseuse et triste, toujours dans l’attente mélancolique.
Comment a-t-elle pu le préférer alors que nous étions faits l’un pour l’autre ? « Nous sommes de formidables amis, restons-le » J’avais accepté, le cœur hanté par un secret espoir.
« Voilà plus d’une semaine qu’il est dans sa tanière sans donner de nouvelles. Je suis inquiète. Va voir ce qui se passe. Moi je suis bloquée par mon expo. Pardon de te demander encore une chose, achète-lui des paquets de gâteaux c’est son péché mignon ».
Lui, est un gaillard grassouillet de cinquante ans. Elle le traite en enfant.
J’ai traversé sans entrain la platitude céréalière de l’Eure et Loire. La cathédrale de Chartres se découpait à l’horizon, laissant un soleil maladif jouer avec sa toiture de cuivre d’un vert jaunâtre.
La tanière de l’ectoplasme, engloutisseur de Petits Beurres, ne fut pas facile à découvrir ce qui me mit en rogne.
Il est assis sur un muret, devant sa maison, si on peut qualifier de maison une masure qui tient debout grâce à je ne sais quel miracle de rafistolages, les jambes ballantes, le regard fixé sur un horizon incertain, mâchonnant une longue herbe.
« Qu’est-ce que tu regardes ? » « Rien et tout » « Elle est inquiète » « Pas vraiment, puisqu’elle a juste envoyé un émissaire ». Ses épaules affaissées, sa nuque fléchie, le flasque du bas de son visage trahissent sa mollesse, son manque total d’énergie, de combativité.
Je réprime difficilement une envie de le saisir, le mettre debout et de le propulser dans le paysage par un superbe coup de pied au cul.
« Tu me fais visiter ton antre ? » « Fais comme chez toi, la porte n’est jamais fermée » et il reste sur son muret à croire qu’il a pris racine. Je pose mon sac de voyage rempli de paquets de gâteaux secs et je m’assieds près de lui. Au-dessus de nous des nuages blancs passent indifférents. Le ciel est d’un bleu passé, comme trop lessivé. Le vent ploie à peine les blés, les oiseaux ne mettent aucun cœur à gazouiller, quelques insectes tentent, en vain, de secouer la léthargie qui emprisonne cet après-midi campagnard.
J’ai des fourmis dans les jambes, toute cette immobilité m’angoisse. Moi, j’ai mille projets en tête et cela dès le réveil. Aller de l’avant ! Toujours aller de l’avant ! J’ai formulé cela à haute voix, inconsciemment.
« Tu as peur de l’ennui. Pourquoi ? » Il me regarde fixement et, pour la première fois, je constate que son regard peut s’allumer. « Mais l’ennui est un sentiment négatif. On coule, on se noie, on meure dans l’ennui ».
« Quel tragique ! » Il éclate de rire ce qui anime et raffermit son visage. « L’ennui il faut l’apprivoiser, le doser, en faire un ami et alors quelle force il donne ! Un blindage d’acier l’ennui. Rien ne peut plus t’atteindre parce que tu t’es dissous dans chaque parcelle du moment. Le monde qui t’entoure t’a avalé. Quelle liberté suprême l’ennui. ».
Je suis étourdi par tant de discours venant d’un type réputé muet. Je me sens mal à l’aise. Je saisis un paquet de gâteaux et lui offre. Il éclate encore de rire : « Elle a pensé à nourrir son poisson rouge ». Devant mon regard effaré il continue : « C’est une blague entre ma femme et moi. Un jour à Pompidou, je suis tombé en arrêt devant un tableau de Matisse : Intérieur avec bocal à poissons rouges. J’ai dit : c’est moi le poisson rouge que tu as rangé dans ton décor statufié. Je tourne sans fin dans la prison de verre que tu as choisie. Par charité, tu as placé le bocal près d’une fenêtre close sur un paysage inaccessible aux couleurs froides. Elle a souri, m’a embrassé : Tu as une façon tout à fait charmante de voir notre relation ».
Il ne ment pas. J’imagine sans effort la scène. Quelque chose d’infiniment triste se met à couler en moi, sans doute le ressent-il. A son tour, il me tend le paquet de gâteaux secs.
Evelyne Willey