Destination : 50 , A moitié...
Schizophrénie génétique
- Vous êtes présumé coupable dans le cadre du meurtre de Maître Petit, notaire à Marseille et c’est à ce titre que vous allez être interrogé aujourd’hui. Veuillez tout d’abord décliner votre identité. Lieutenant, prenez note dès maintenant ce que le suspect va déclarer.
- Charles-Henry Mitan. Je suis né le 1er juillet 1955 à Marseille, de Paul-Eugène Mitan et de Marie-Hélène Mitan, née Von Hälfte. J’ai donc 50 ans depuis hier. J’habite aujourd’hui en Alsace, dans un petit village frontalier, à Mittelstück ; je suis fabricant de bière.
- Venons-en justement à ce qui s’est déroulé hier, jeudi 1er juillet ! La secrétaire de Maître Petit, Melle Marie Pinte, ayant entendu des cris et des gémissements suspects dans l’étude, vous a pris en flagrant délit à midi pile, la main encore sur le couteau que vous veniez de planter dans le nombril de ce malheureux.
- Je ne le nie pas, Monsieur le Commissaire. Mais comprenez-moi, j’avais vraiment mes raisons.
- Je serais intéressé que vous nous les exposiez, maintenant.
- Quand je vous aurai tout expliqué, Monsieur le Commissaire, vous comprendrez que mon acte était vraiment motivé et que je n’avais réellement pas d’autre choix possible.
Voilà. Il faut d’abord que je vous dise que j’ai perdu récemment, en même temps, mon grand-père paternel, ma grand-mère maternelle, et mes parents dans un accident de voiture. J’ai perdu du même coup toute la famille qui me restait, ce qui a été un rude choc pour moi. Je suis en effet le seul survivant et donc, dernier héritier de la famille.
J’étais hier, en quelque sorte, en visite officielle chez le notaire pour régler la succession : donc, dans mon bon droit.
Maître Petit m’avait expliqué, lors d’un précédent rendez-vous, les règles de succession. L’affaire est assez compliquée au début et j’ai eu beaucoup de mal à débrouiller la chose : si on est un peu matheux, cependant, la chose s’éclaircit assez vite. Je vais vous expliquer ce qu’il en est.
Mon père était français, d’origine espagnole et italienne et ma mère allemande, d’origine polonaise et tchèque. Oui, je suis en quelque sorte un sang mêlé. Mais je n’en ai pas honte.
Pour la commodité de mon travail, j’ai, il y a quelques années, demandé et obtenu la double nationalité, allemande et française : ma mère étant allemande, ça m’a été facile. Etant fils d’allemand et de français, je suis donc à moitié allemand et à moitié français.
Mais, avec ma double nationalité, voyez-vous, je suis également totalement français et totalement allemand. Je suis d’ailleurs, je me permets de vous le signaler, parfaitement biligue. Si vous voulez, je peux d’ailleurs déposer en allemand. Non, vous n’y tenez pas ? Bien, je continue en français.
Donc, si vous voulez bien compter, je suis en fait triple. Je m’explique : un (allemand), plus un (français), plus deux demis (je ne vous fais pas un dessin). Ca fait bien trois, si je ne m’abuse.
Mon père était aussi triple – il avait aussi la double nationalité français et italien- et ma mère, qui n’avait pas contracté de double nationalité, n’était, si on veut bien le considérer ainsi, que seulement double : une et deux demis.
Limpide, non ?
Cependant, mon père appelait toujours ma mère sa « tendre moitié ». Vous voyez bien que ma triplitude, si j’ose l’appeler ainsi, en a toujours pris, dans la réalité, un sacré coup : si je rajoute à trois, un et demi (puisque mon père, rappelez-vous, est lui aussi, triple), ça nous mène à quatre et demi. Vous me suivez ? Et je vous passe les interrogations légitimes et somme toute assez angoissantes sur la nature réelle de la moitié constituée par ma mère. Et même celle de toutes les moitiés.
Quand je dis que je suis moitié allemand, par exemple, voyez-vous, Monsieur le Commissaire, ça demande réflexion : de quelle moitié s’agit-il ? le bas, le haut, ou faut-il imaginer une coupure dans le sens de la hauteur, ou même en diagonale ? Et dans quel sens la diagonale ? J’ai coutume de dire que j’ai le nez allemand, mais les pieds français, par exemple, mais je m’égare…
Reprenons.
Je n’ai pas encore évoqué le cas de mes grands parents, mais j’y viens. Maître Petit m’a expliqué que, pour simplifier, on peut considérer que chacun d’eux représente un quart de mon héritage. Mais ils sont aussi chacun la moitié de mes parents, soit, finalement, pour mon grand-père paternel, la moitié de trois et pour ma grand-mère maternelle, la moitié de deux. Ce qui nous rajoute deux et demi aux quatre et demi que nous avions déjà, si j’ai bien fait mes calculs. Plus un demi (mes deux grands parents faisaient un quart chacun, je vous le rappelle, je vous prierais de bien vouloir être un peu plus attentif, sinon, on ne va pas s’en sortir…). Nous en sommes à sept et demi, qui est la moitié de quinze, bien sûr. Pourquoi je vous dis ça ? Et bien, voyez-vous, les mathématiques, ça m’a toujours fasciné, c’est tout.
Je passe sous silence le vertige qui m’a pris, cependant, lorsque je suis remonté à la troisième génération : on arrive facilement à quinze justement, qui est d’ailleurs la moitié de trente.
Vous apercevez combien ma situation s’avère donc numériquement très compréhensible, mais assez inextricable malgré tout.
Lorsque je suis arrivé, je n’ai pas compris immédiatement ce qui m’a pris. Maître Petit m’a échauffé avec ses calculs : il s’est mis à m’expliquer que les droits d’héritage se situaient à hauteur de cinquante pour cent de la valeur du patrimoine qui me revenait. Alors là, franchement, ça s’est un peu embrouillé. J’ai un peu réagi. Je lui ai dit : un homme averti en vaut deux ?
Il m’a dit : vous êtes unique, vous. Alors là, j’ai vu rouge. Comprenez-moi, cinquante pour cent de sept cinquante auquel on enlève une franchise de cinquante euros, parce que j’ai cinquante ans, vous conviendrez aisément que c’en était trop : la coupe était pleine. Alors, pour recentrer définitivement les choses, je l’ai poignardé en son mitan : juste dans le nombril.
Maintenant, en y ayant bien réfléchi, je trouve que, si on tient compte de tout ce que je vous ai raconté, mon geste s’explique à moitié.
- Je vous suis parfaitement, Monsieur Mitan. Nul doute que vous bénéficierez des circonstances atténuantes à votre procès, peut-être un allègement de peine ? Parfois, dans des cas semblables, il est arrivé que les jurés divisent par deux la durée de la condamnation… Veuillez maintenant signer votre déposition. Merci.
Gardien, emmenez-le.
- Allo, Docteur Legrand ? Vous pourriez passer cet après-midi prendre livraison d’un détenu ? Merci. Oui, je pense que son cas peut vous intéresser.
Christine Culioli
13 août 2005