Destination : 115 , Le Désert
Urban desert
En ce temps-là, je pouvais dormir debout dans le métro.
Je m’accrochais à la barre du haut, posais ma tête contre mon bras levé et sombrais immédiatement dans l’opacité. Comme dans le titre de ce roman que j’avais aimé, dans ce qui me semblait être une vie antérieure, j’y avançais «au milieu de fantômes aux yeux troués». Je suivais des chemins embrouillés, circulant sans visage, entouré de silhouettes imprécises, que je ne prenais pas la peine de regarder.
L’univers était décoloré, comme sur une pellicule légèrement surexposée. Je dormais debout, et mon corps se réveillait infailliblement à la bonne station. Ce n’est pas moi que mon corps réveillait, il avait acquis au fil du temps une sorte d’énergie autonome. Engourdi, je traversais la grande avenue à dix pistes qui me séparait du lieu sans contours où il gagnait ce que j’hésite à appeler ma vie, au énième étage d’une tour sans âme. Disons que nous y récoltions, lui et moi – surtout lui, quasiment sans mon intervention –, de quoi lui fournir suffisamment de carburant pour pouvoir tenir debout dans le métro bondé et faire sans but les pas nécessaires à la traversée de l’avenue.
Quand je rentrais chez moi, je regardais en flottant des films obscurs sur la toile tendue de la nuit.
Je ne saurais vous dire comment j’en étais arrivé là. Parfois me transperçait un sentiment inconnu, indéchiffrable, des bribes de souvenirs effacés, un visage perdu… A l’aube, l’idée que je pourrais le chercher m’avait déjà abandonnée, et je m’évanouissais à nouveau dans ma rame quotidienne.
Infatigable – la fatigue avait cessé de m’intéresser - j’arpentais cependant, les rues de la grande ville aux heures de pointe. Pourtant, je le savais, au détour des rues, il n’y avait jamais personne. Y poursuivais-je quelqu’un d’autre ? Je ne le jurerais pas.
De temps à autre, dans le métro, une voix me parlait. Elle disait : «monsieur», ou «attention», ou encore «pourquoi» et je m’engouffrais sans le vouloir dans le vide des points de suspension. Parfois, ma peau rencontrait d’autres textures, dont elle ne gardait pas de trace. J’errais sans fin, la faim m’avait d’ailleurs abandonné.
Ce jour-là, je parle du jour de mon réveil, ça sentait le lilas dans le métro, et sa voix contre mes tempes a chuchoté «et si…», en laissant se prolonger longuement le «i».
Ce jour-là, je n’ai rien imaginé d’autre que de m’enfouir avec douceur dans cette résonance claire.
J’ai ouvert les yeux et tu étais là.
Enfin.